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Pierre de Calais, et qui, en tout, avait plus de prétentions que de preuves, Bernardin de Saint-Pierre reçut une éducation très-libre et irrégulière, très-coupée, mais où la nature, l'Océan et la campagne tinrent du premier jour beaucoup de place. On a recueilli plusieurs anecdotes de son enfance qui auraient tout leur prix, si on les avait racontées plus simplement. Il était compatissant pour les animaux ; il rêvait à la vie des anachorètes dans le désert, et se faisait de petits ermitages au milieu des chèvrefeuilles et des abeilles. La lecture de Robinson fut pour lui un événement; lui aussi, il cherchait en imagination son île, mais bientôt ce ne fut plus une île solitaire, il s'y donnait des compagnons; il la peuplait à son gré d'un monde choisi, dont il se faisait le législateur pacifique : car il était ambitieux, et son penchant le portait naturellement ou à s'isoler ou à se donner le beau rôle. Des personnes judicieuses qui l'ont connu, m'ont expliqué ses défauts et son irritabilité de caractère, en me disant qu'il n'avait pas été élevé, qu'il n'avait jamias été soumis et rompu à une discipline. Peut-être n'était-il pas de nature à s'y plier. Il était de ceux qui, avec une physionomie noble et douce, de beaux yeux bleus et un sourire bienveillant, ont reçu en naissant un instinct invincible. Parlant quelque part des instincts variés des animaux et les assimilant à ces affections secrètes et innées qui sont réparties à chaque homme destiné à percer ou à souffrir : << Notre vie entière, dit-il, n'en est pour chacun de nous que le développement. Ce sont ces affections qui, lorsque notre état leur est contraire, nous inspirent des constances inébranlables et nous livrent, au milieu de la foule, des luttes perpétuelles et malheureuses contre les autres et contre nous-même : mais, lorsqu'elles viennent à se développer dans des circonstances heureuses, alors elles font éclore des arts inconnus et des talents extraordinaires. » Et il cite Homère, Raphaël, Colomb, Herschell, comme doués chacun d'un génie caractéristique qui le domine, et qu'il ne peut éviter. Bernardin de Saint-Pierre eut également le sien. Son idéal se traça de bonne heure en lui, et, à travers tous ses mécomptes, il ne s'en détourna jamais. Cet idéal, c'était de fonder une espèce de colonie qui aurait tenu de l'idylle, et où il aurait régi, non sans y mêler quelques sons de la flûte antique, des hommes dociles et heureux. En Russie, lorsqu'un jour l'impératrice Catherine sembla lui sou

rire, il ne souriait, lui, qu'à ce projet chéri de fonder une colonie aux bords du lac Aral, une colonie cosmopolite à l'usage de tous les étrangers pauvres et vertueux; plus tard, il continuera en idée de vouloir transplanter quelque chose du même rêve aux rivages de Madagascar, puis en Corse, et plus tard encore vers les vagues espaces de l'ouest de l'Amérique, au nord de la Californie. Il concevait dans sa tête et portait partout avec lui un monde d'ordre et d'harmonie, une espèce d'Éden ou d'âge d'or, duquel il ne voulait absolument pas se départir et qu'il s'obstinait à réaliser au milieu des désaccords de tout genre qui l'offensaient. Ce n'est qu'à la fin et en désespoir de cause, qu'il renonça à l'idée de poursuivre ses projets lointains, et qu'il s'avisa de puiser de l'eau dans son propre puits, c'est-à-dire, au lieu de vouloir exécuter les choses, de prendre son papier et de les décrire. L'utopiste à bout de voie saisit la plume et devint un peintre. Ces harmonies qu'il ne pouvait réaliser sur la terre dans l'ordre politique et civil, il les demanda à l'étude de la nature, et il en raconta avec consolation et délices ce qu'il en entrevoyait : « Toutes mes idées ne sont que des ombres de la nature, recueillies par une autre ombre. » Mais à ces ombres son pinceau mêlait la suavité et la lumière; c'est assez pour sa gloire.

La vie de Bernardin de Saint-Pierre se partage donc trèsdistinctement en deux parties: dans la première, il court le monde à l'aventure, il va de mécompte en mécompte ; jeune, beau, plein de séduction au premier abord et généralement bien accueilli, il manque tout, parce qu'en réalité il ne s'applique sérieusement à aucune carrière, et que, dans ce qu'il entreprend, il a toujours son arrière-pensée secrète de colonisateur à demi mythologique, sa chimère d'ètre Orphée ou Amphion. Dans la seconde partie de sa vie qu'il ne commence que tard, trop tard, et après bien des souffrances et des aigreurs, il n'est plus qu'un auteur et un homme de Lettres, aspirant, sous un toit à lui, à dégager, comme il le dit, sa Minerve de son tronc rustique, et à mettre, s'il se peut, un globe à ses pieds; sa véritable voie est trouvée. Ces deux époques de sa vie sont séparées par une espèce de crise et de maladie morale qui est curieuse à observer et qui donne la clef de sa nature.

Après quelques études élémentaires de mathématiques, Ber

nardin, entré comme élève à l'École des ponts-et-chaussées, eut l'idée de servir dans le génie militaire : il y fut admis par une première méprise, mais il ne put jamais s'y faire accepter sur un pied d'égalité. Il fit une campagne dans le pays de Hesse en 4760 et s'y brouilla avec ses chefs. Il recommença, peu après, la même faute dans un voyage qu'il fit à l'île de Malte, alors menacée d'un siége: il partit sans son brevet d'ingénieur-géographe, ne put s'y faire agréer sur un pied convenable, et s'en revint irrité et mécontent. Il retrouva de nouvelles difficultés à son retour en France. Il lui arriva alors comme aux hommes d'imagination qui embrassent d'autant plus qu'on leur refuse davantage; ne pouvant obtenir aussi vite qu'il le vou- · lait sa réintégration et de l'emploi au service de France, il revint à l'idée d'être législateur en grand, et résolut d'aller proposer ses services en Russie, où Catherine venait de saisir l'empire. Il s'y rendit lentement par la Hollande et par Lubeck, se faisant le long du chemin des amis; car il avait de l'attrait, du charme et une ingénuité touchante, des trésors de sensibilité et de cœur, quand sa susceptibilité n'était point en jeu. Dans ce voyage de Russie, toutefois, il trouva moyen encore de rendre sa position fausse en se faisant appeler le Chevalier de Saint-Pierre et en se donnant des armoiries de sa façon : bien souvent, quand il était présenté à quelque personnage de marque, on lui demandait s'il appartenait à la noble famille de Saint-Pierre qui était alors très en vue à Versailles; il était obligé de répondre non, et il en souffrait. Ses aventures en Russie et, au sortir de là, en Pologne, ont été singulièrement arrangées et romancées par son biographe, M. Aimé Martin : un récit simple serait allé bien mieux au but que ces descriptions continuellement sentimentales. Le biographe imitateur et disciple a mis deux ou trois couches de clair de lune là où Bernardin n'eût mis qu'un rayon. En Russie, Bernardin s'était fait un ami intime d'un homme cordial et bon qu'il y avait rencontré, le Genevois Duval, joaillier de la Couronne. Je sais que la Correspondance de Bernardin avec Duval existe et qu'elle est à Genève aux mains des descendants de ce dernier : espérons qu'elle sera publiée un jour et qu'elle nous rendra le vrai ton (1).

(1) J'ai depuis obtenu de la gracieuse obligeance de M. Duval-Töpffer communication de ces Lettres de Bernardin (voir l'Appendice à la fin du volume).

Une autre Correspondance publiée nous livre au naturel Bernardin depuis son séjour à Varsovie dans l'été de 1764 (il avait alors vingt-sept ans et demi): c'est la Correspondance qu'il entretint avec M. Hennin, alors résident de France à Varsovie, et depuis premier commis aux Affaires étrangères. Cette suite de lettres, dont j'ai vu les originaux, avait été confiée par le fils de M. Hennin, antiquaire distingué, à la veuve de Bernardin de Saint-Pierre et à M. Aimé Martin, qui l'ont fait imprimer en 1826. Les éditeurs crurent pourtant devoir y faire quelques suppressions, et la veuve de Bernardin de Saint-Pierre, en particulier, demanda avec instances, avec larmes, au possesseur des lettres de lui permettre d'en détruire cinq ou six qui présentaient sous un jour trop triste la situation morale du grand écrivain. Il en reste assez pour le biographe observateur et pour tout critique qui sait lire.

Dès le début, qui répond au beau moment des amours du jeune officier d'aventure avec la belle princesse Miesnik, à Varsovie, on le trouve racontant les fêtes et les bals de cette vie somptueuse à laquelle il est mêlé: au sortir de là, en rentrant chez lui à trois heures du matin, il ne rêve que Lignon, dit-il, et Arcadie. Mais l'homme sensé ajoute ces paroles qui montrent que chez Bernardin le romanesque n'étouffait pas le positif: << Toutes ces fètes-là, écrit-il, ne m'amusent pas tant que vous croyez bien. Lorsque je rentre chez moi, je compare naturellement mon état avec tout ce qui m'environne, et je vois que je ne suis rien, et qu'il faudra bientôt renoncer à tout cela; un ami solide et accrédité conviendrait mieux à mon caractère et à ma fortune; je l'aurai trouvé en vous si votre amitié s'acquiert par de l'amitié. »

On joue en société une tragédie de Racine, Iphigénie; les acteurs et actrices ne sont que princes, filles ou nièces de palatins; le chevalier de Saint-Pierre fait Achille. En sortant de ces soirées brillantes, il lui faut rentrer dans une petite chambre qu'il a louée cinq ducats; ces détails matériels, qui ont été supprimés dans les débuts de la Correspondance, montrent le côté faible de cette situation précaire, et c'est un côté que Bernardin ne perdait jamais de vue.

Après avoir essayé de se jeter dans le parti opposé au nouveau roi de Pologne, Stanislas Poniatowski, il est reçu de lui avec distinction; mais la place qu'on lui offre dans l'artillerie

n'est que de quarante ducats par an : « Cette offre m'humilie, écrit-il à M. Hennin (2 janvier 1765), et me désespère à un point que je ne puis dire. J'ai pris mon parti, et je veux m'en retourner. » Dans une réponse de M. Hennin à cette lettre, réponse que les éditeurs ont eu le tort de supprimer, on voit cet homme de sens combattre la détermination de Bernardin, et lui représenter qu'il n'y a rien d'humiliant dans l'offre qui lui est faite; que le premier pas est l'essentiel, et que le reste ne peut manquer de suivre : « Considérez, Monsieur, que dans un pays où les sujets manquent, vous auriez été le premier employé. D'ailleurs il est toujours avantageux d'être de l'âge du prince et un des premiers qu'il ait mis en place. » M. Hennin, qui vient d'aider Bernardin de sa bourse, a le droit de lui donner ces bons conseils; il lui parle le langage d'un esprit juste qui suppose à son correspondant le désir réel de fixer sa fortune et sa destinée. Il parle un langage; mais Bernardin en parle un autre; au même moment, il écoute involontairement au dedans de lui la voix de ce génie qui l'a jusque-là déçu de promesses et qui longtemps le décevra encore, et qui pourtant ne lui ment pas en lui disant : « Ce n'est pas là qu'est pour toi la gloire. » M. Hennin et Bernardin, dans toute cette Correspondance, sont deux hommes représentant des races différentes : l'un représente la race des bons esprits, probes, exacts, laborieux et positifs; l'autre, celle des chimériques plaintifs, chez qui le roman l'emporte, et qui, à la fin, le talent et la Fée s'en mêlant, ont le privilége de se faire pardonner et admirer.

M. Hennin voulant obliger sérieusement son jeune ami, s'est informé en France dans les bureaux, et il lui a été répondu que Bernardin de Saint-Pierre n'est point chevalier et qu'il y a de l'équivoque dans les autres titres et qualifications qu'il se donne. Bernardin s'irrite de ce résultat d'information, et, comme M. Hennin ne l'en a pas moins obligé sans d'abord l'avertir de ce qu'il savait, il lui dit : « Vous m'avez donné à Vienne, Monsieur, une forte preuve de votre amitié; mais le silence que vous avez gardé ne m'a pas prouvé votre estime. Cela ne diminue rien à ma reconnaissance, et me donne de vous la plus haute opinion, puisque vous m'avez obligé alors que je devais vous être suspect. » Ici nous surprenons le germe de ce ton et de ces sentiments à la Jean-Jacques dont Bernar

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