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jours cette ambition a fait tant de progrès et a tellement gagné toutes les classes et tous les ordres d'esprits, que ce ne sont plus seulement les d'Argensons qui en sont atteints, ce sont les Marmontels eux-mêmes qui en sont victimes. Le nombre diminue de plus en plus, même parmi les gens de Lettres, de ceux qui peuvent dire comme d'Alembert : « Je ne suis absolument propre, par mon caractère, qu'à l'étude, à la retraite, et à la société la plus bornée et la plus libre. »

On a, ce me semble, la maladie suffisamment décrite; ajoutez-y cependant, pour la situation d'aujourd'hui, une complication très-grave, le mal de la parole perdue, ce qui est cuisant après un Gouvernement d'orateurs. Mais ceci ouvrirait toute une veine nouvelle et nous mènerait trop loin. Le remède à ce mal immodéré des regrets, quand on ne le trouve point dans une grande égalité d'humeur et dans le tempérament naturel, est dans le travail, dans l'occupation sérieuse et suivie, dans tout ce qui maintient la force et l'équilibre de l'esprit, et qui se communique à l'âme. Si la partie élevée de nousmême ne nous parle pas assez haut, consultons du moins la partie sensée dans le silence. Qu'on se dise bien, en y réfléchissant, que, s'il est peu de douleurs qui attirent la pitié des autres, il n'en est aucune de moins sympathique que celle des ambitieux ou des gouvernants déçus. Je crois bien ne pas trop différer en cela de la société de mon temps : je sais gré à tout Gouvernement qui me procure l'ordre et les garanties de la civilisation, le libre développement de mes facultés par le travail je le remercie et suis prêt, pour mon humble part," à l'appuyer. Mais, cela dit, n'entrons pas dans le domaine du cœur; ne touchons pas trop la corde du sentimental. Surtout je ne puis, pour mon compte, avoir grande pitié des gens auxquels il n'est arrivé d'autre malheur inconsolable que celui de ne me plus gouverner.

Il est un exemple qui, depuis quelque temps, me frappe, et dans lequel il est impossible de ne pas reconnaître de l'élévation native et de la force je veux parler de celui de M. de Lamartine. Il y a des années que je ne suis guère accoutumé à le flatter; pourtant, depuis qu'il a perdu le pouvoir sans en avoir fait l'usage qu'il pouvait, et bien qu'il en gémisse tout bas peut-être, il n'en laisse rien percer dans ses écrits ; il produit avec l'abondance qu'on sait, mais sans amertume, sans

y mêler de ressentiment personnel, et sans s'écrier à toute heure que les temps sont changés, que le monde va de mal en pis. Là est l'écueil, là est la tentation en effet pour ceux qui ont dû se lever de table avant la fin du repas : ils aiment à se persuader qu'à partir de là l'empoisonnement commence. Il est permis à l'un de ceux qui se tiennent debout à regarder, de leur répondre : Non, le monde n'est pas en train d'aller plus mal depuis hier seulement; s'il dégénère, c'est de votre temps et du temps de vos pères que cela a commencé, non pas du jour où vous n'y avez plus la haute main. Les générations ne sont pas à la veille de tomber dans la barbarie parce qu'elles apprendront un peu plus de sciences et un peu moins de Lettres proprement dites, parce qu'on saura des mathématiques, de l'astronomie physique, de la botanique et de la chimie, qu'on se rendra mieux compte de cet univers où l'on vit et qu'il était honteux d'ignorer. Un esprit bien fait, qui saura ces choses, et qui y joindra assez de latin pour goûter seulement Virgile, Horace et Tacite (je ne prends que ces trois-là), vaudra tout autant pour la société actuelle et prochaine que des esprits qui ne sauraient rien que par les livres, par les auteurs, et qui ne communiqueraient avec les choses réelles que par de belles citations littéraires. A ce monde nouveau, pour l'intéresser, il faudra une littérature différente, plus solide et plus ferme à quelques égards, moins modelée sur l'ancienne, et qui, aux mains des gens de talent, aura elle-même son originalité. Telle est mon espérance; j'aime à compter sur des successeurs. Il est difficile aux hommes de notre âge, avec nos habitudes et nos goûts, d'être des satisfaits; c'est assez d'éviter le faible des mécontents. N'ayons pas un intérêt d'amour-propre et de métier à ce que la société aille mal, à ce que toutes les fautes se commettent. Malheur à qui vit longtemps en espérant les fautes d'autrui! Il commet lui-même la plus grande, et il en est puni dans la droiture et dans l'étendue de son intelligence. Il commence à voir à contre-sens le monde, et, si un retour de fortune lui ménage un rôle dans l'avenir, il n'y rentre plus qu'à contre-temps. On m'assure qu'il y a pour le moment des protestants français qui croient à la révocation de l'Édit de Nantes; il y a des universitaires qui croient ou qui crient à l'invasion du moyen-âge: eh bien! des gens qui croiraient de ces choses dix ans de suite, n'en sortiraient pas sans un tic

fâcheux dans l'esprit. C'est assez user, pour aujourd'hui, du conseil et du sermon : mais démentons, je vous en supplie, ce moraliste chagrin que je rencontrais l'autre jour, et qui me disait en souriant : « Vous ne savez pas? je suis en ce moment occupé à observer et à vérifier un fait curieux: Comment les générations évincées, si elles n'y prennent garde, passent vite à l'émigré du dedans, à l'ultra, au voltigeur de Louis XV, ou comment les ailes de pigeon leur poussent. Et je le vérifie sur des gens qui se piquaient d'être graves et intelligents avant tout, et, comme ils le disaient, de comprendre. Les graves eux-mêmes tournent à l'ironique et au frivole. » Je l'arrêtai court; je lui soutins, pour l'honneur de ma génération, qu'il avait tort, que cela ne se passerait point ainsi; mais je me promis pourtant de pousser le cri d'alarme, d'avertir les intéressés mêmes, et de le faire de la seule manière dont ces sortes d'avis peuvent se donner, c'est-à-dire publiquement, à mes risques et périls. Je leur rappelle donc, pour qu'ils s'en méfient, ce qu'ils savent aussi bien que moi De toutes les dispositions de l'esprit, l'ironie est la moins intelligente. De toutes les passions, le dépit est la plus petite; et, de tout temps, ç'a été peut-être la plus grande des passions françaises (1).

! (1) Cet article des Regrets a fait un certain bruit ; il a été reproduit par la plupart des journaux, même par le Moniteur; et, pour qu'il n'y manquât rien, il a obtenu une réfutation de M. Cuvillier-Fleury dans le Journal des Débats du 26 septembre 1852. Cette réfutation, qui s'est fait attendre, prouverait seule combien l'article a touché juste. Le coup a porté en plein sur l'état-major des salons.

Lundi 30 août 1832.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE "").

La renommée de Bernardin de Saint-Pierre vient d'avoir un retour de fraîcheur et un reverdissement. Sa ville natale lui élève une statue, l'Académie française couronne son Éloge; près de quarante ans après sa mort, le voilà encore une fois célébré. C'est le moment de relire de lui quelques belles pages et ce petit chef-d'œuvre, Paul et Virginie, « dont on aurait peine à trouver le pendant dans une autre littérature. » Bernardin de Saint-Pierre, avec tous ses défauts de raisonnement et sa manie de systèmes, est profondément vrai comme peintre de la nature; le premier de nos grands écrivains paysagistes, il est sorti de l'Europe, il a comme découvert la nature des Tropiques, et, dans le cadre d'une petite île, il l'a saisie et embrassée tout entière: là est son originalité après Buffon et Rousseau et avant Chateaubriand. M. de Humboldt, dans le Voyage aux régions équinoxiales qu'il entreprit au commencement de ce siècle avec son ami le botaniste Bonpland, et qui est une date mémorable dans la science, a reconnu en mainte rencontre cette vérité intime et pittoresque de Bernardin et le charme pénétrant de ses observations naturelles : « Que de fois, dit le savant voyageur, nous avons entendu dire à nos guides dans les savanes de Vénézuela ou dans le désert qui s'étend de Lima à Truxillo : « Minuit est passé, la Croix commence à s'incliner!» Que de fois ces mots nous ont rappelé la scène touchante où Paul et Virginie, assis près de la source de la rivière des Lataniers, s'entretiennent pour la dernière fois,

(1) Eloge de Bernardin de Saint-Pierre, par M. Prévost-Paradol. — Chez Firmin Didot.

et où le vieillard, à la vue de la Croix du Sud, les avertit qu'il est temps de se séparer ! » — « Paul et Virginie, dit-il encore dans un autre ouvrage, m'a accompagné dans les contrées dont s'inspira Bernardin de Saint-Pierre; je l'ai relu pendant bien des années avec mon compagnon et mon ami, M. Bonpland... Là, tandis que le ciel du Midi brillait de son pur éclat, ou que, par un temps de pluie, sur les rives de l'Orénoque, la foudre en grondant illuminait la forêt, nous avons été pénétrés tous deux de l'admirable vérité avec laquelle se trouve représentée, en si peu de pages, la puissante nature des Tropiques dans tous ses traits originaux. » Et quand sur ce fond d'un paysage si neuf et si grand se détachent les deux plus gracieuses créations de figures adolescentes, et que la passion humaine y est peinte aussi dans toute sa fleur et dans toute sa flamme, il y a de quoi mériter à jamais de vivre, et de quoi couvrir bien des erreurs, des ignorances et des infirmités qui se trahissent ailleurs chez l'homme et dans son talent. Aujourd'hui, après tout ce qu'on a écrit déjà sur Bernardin de Saint-Pierre et ce que j'en ai écrit autrefois moi-même, j'aimerais à revoir d'un peu près cette double part qu'il faut faire en lui, et à le montrer en réalité et au naturel ce qu'il était.

Le biographe et le disciple de Bernardin de Saint-Pierre, et qui avait épousé sa veuve, M. Aimé Martin, a rendu à sa mémoire plus d'un service; il a complété sur quantité de points l'édition des OEuvres de celui qu'il admirait par-dessus tout: pourtant il a poussé le zèle et l'enthousiasme jusqu'à tracer de lui un portrait romanesque et une de ces biographies impossibles qui mettent tout d'abord en garde un lecteur de bon sens. Ayant à défendre Bernardin contre plusieurs inculpations qui touchaient au caractère, M. Aimé Martin s'est jeté dans une apologie sans réserve, et dont l'expression ne connaissait point de bornes. On en jugera par un seul trait : « Que de fois, s'écrie-t-il, je me suis trouvé meilleur en le quittant!... Alors la vertu me semblait naturelle et facile. Une flamme divine me consumait : j'étais comme ces disciples de Jésus-Christ qui, en se rappelant l'impression de ses discours, se disaient entre eux: Notre cœur brûlait en l'écoutant. »> - Il nous faut sortir au plus vite de ce genre exalté pour trouver un Bernardin réel.

Né au Havre le 19 janvier 1737, d'une famille originaire de Lorraine, qui aurait aimé à descendre de l'Eustache de Saint

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