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retrouvées au moment où l'on y pense le moins : mais Courier, homme de style et de forme, n'a guère dû faire de changements à ses épîtres que pour les perfectionner par le tour; ses retouches et ses repentirs, comme disent les peintres, n'ont pas dû porter sur les opinions et les sentiments qu'il y exprime, et le travail même qu'il y met, le léger poli qu'il y ajoute n'est qu'un cachet de plus.

Paul-Louis Courier, né à Paris sur la paroisse Saint-Eustache, le 4 janvier 1772, d'un père riche bourgeois, et qui avait eu maille à partir avec un grand seigneur, fut élevé en Touraine sous les yeux et par les soins de ce père qui le destinait à servir dans le corps du génie et qui l'appliqua en attendant aux langues anciennes. On sait peu de chose de ses premières années et des circonstances de sa première éducation, sinon qu'elle fut toute libre, agreste et assez irrégulière. A quinze ans, on le trouve à Paris, prenant de M. Callet sa première leçon de mathématiques, et se livrant à l'étude du grec sous M. Vauvilliers, professeur au Collège de France; cette dernière étude l'emportait de beaucoup sur l'autre dans son esprit. Son second professeur de mathématiques, Labbey, ayant été nommé à l'École d'artillerie de Châlons, Courier l'y suivit (1794); mais, tout en poursuivant son dessein d'entrer dans une arme savante, il ne sacrifiait cependant point ses auteurs grecs et latins, et, à chaque moment de relâche, il leur laissait reprendre l'empire. On peut juger de ce que devait être la discipline de l'École de Châlons après le 10 août 1792, au moment de l'approche des Prussiens. Courier, comme tous ses camarades, jouissait vivement de cette indépendance; mais il en était peu qui eussent comme lui dans leur poche un Homère grec pour compagnon inséparable dans leurs courses à travers champs. Nommé lieutenant d'artillerie en juin 1793, il alla en garnison à Thionville; il écrivait de là à sa mère (10 septembre 1793) pour lui demander des livres, Bélidor sur le génie et l'artillerie, et surtout deux tomes de Démosthène, et il ajoutait :

« Mes livres font ma joie, et presque ma seule société. Je ne m'ennuic que quand on me force à les quitter, et je les retrouve toujours avec plaisir. J'aime surtout à relire ceux que j'ai déjà lus nombre de fois, et par là j'acquiers une érudition moins étendue, mais plus solide. A la vérité, je n'aurai jamais une grande connaissance de l'histoire, qui

exige bien plus de lectures, mais je gagnerai autre chose qui vaut autant, selon moi... >>

Il veut parler sans doute de la connaissance morale de l'homme. Nous verrons avec les années croître chez Courier ce dégoût de l'histoire; le dégoût deviendra de l'aversion quand il croira avoir vu la grande histoire de près et les héros à l'œuvre. Cela le mènera un jour à dire : « Il y a plus de vérités dans Rabelais que dans Mézeray. » Ou par variante : « Il y a plus de vérité dans Joconde que dans tout Mézeray. » Mais nous n'en sommes qu'à l'instinct, et pas encore à la boutade.

Dans cette même lettre à sa mère, il y a, sur la fin, un mot de sensibilité; il regrette la vie tranquille et douce qu'il menait sous le toit domestique : « Babil de femmes, folies de jeunesse, s'écrie-t-il, qu'êtes-vous en comparaison? Je puis dire ce qui en est, moi qui, connaissant l'un et l'autre, n'ai jamais regretté, dans mes moments de tristesse, que le sourire de mes parents, pour me servir des expressions d'un poète. » Il semble ici ne risquer sa sensibilité qu'à la faveur d'un ancien.

Courier a vingt et un ans ; il travaille, il s'occupe de ses lectures chéries, et il a aussi des moments d'entraînement vers les sociétés et les coteries, comme il les appelle. En ces veines de dissipation, il est très-humilié de ne pas savoir danser, condition alors essentielle pour un jeune homme; il reprend un maître de danse, ce qu'il a fait bien des fois avec un médiocre succès (4). Capitaine d'artillerie en juin 1795, il était au quartier-général de l'armée devant Mayence, quand il apprit la mort de son père. Il partit à l'instant sans congé, et sans prévenir personne, pour aller embrasser sa mère à La Véronique près Luynes, en Touraine. De tout temps nous lui verrons cette habitude d'indiscipline, et de partir volontiers sans congé. C'est ainsi qu'il fera finalement à la Grande Armée, à la veille de Wagram. Dans l'été de 1807, à Naples, ayant eu ordre de venir rejoindre son régiment à Vérone, il s'amusait, comme si de rien n'était, près de Portici, à traduire du Xénophon (sur la Cavalerie), s'attardait en chemin à Rome, et n'arrivait à Vérone qu'à la fin de janvier (1808). On l'y atten

(1) Un scrupule me vient; une dame, contemporaine de la jeunesse de Courier, assure qu'il avait fini pourtant par très-bien danser.

dait depuis près de six mois, et il fut mis aux arrêts en arrivant. Il raconte tout cela dans de petites notes fort piquantes et fort bien tournées qu'il entremêle à ses lettres. Il a l'air de s'en faire honneur: il n'y a pas de quoi; ce n'est pas ainsi que servaient les soldats de Xénophon.

En résidence à Toulouse, en 1796, il se livre à la fois aux études et au monde. Un de ses camarades de ce temps, qui a donné depuis un récit, quelque peu arrangé, de ses souvenirs, nous le montre alors, grand, mince et maigre; avec une bouche largement fendue, de grosses lèvres, un visage marqué de petite vérole, fort laid en un mot, mais d'une laideur animée et réparée par la gaieté et l'esprit de la physionomie; se piquant de bonnes fortunes, amoureux d'une danseuse, Mlle Simonnette, et écrivant en grec ses dépenses secrètes sur son calepin. Il se lia fort pendant son séjour à Toulouse avec un Polonais, homme de mérite et d'érudition, M. Chlewaski. C'est à lui qu'il écrivait de Rome, le 8 janvier 1799, la première lettre (retouchée sans doute depuis) où son talent s'offre à nous dans tout son relief et toute sa grâce.

Courier, on l'a deviné déjà, n'a pas l'ardeur de la guerre, ni l'amour de son métier: homme de la Révolution et de la génération de 89, il en a tout naturellement les idées, mais non la ferveur et la flamme; il en aime les résultats et il les défendra un jour, mais il n'est pas de ceux qui les arrachent ni qui les conquièrent. Sa passion est ailleurs; l'idéal de la Grèce, de bonne heure, lui a souri. Aussi, dans ces armées qui portent à travers l'Europe nos idées et des germes féconds jusqu'au sein du désordre, il ne voit lui que le désordre même; et, quand sa moderne patrie est aux prises avec l'antique, il n'hésite pas, c'est la patrie antique qu'il préfère et qu'il venge. Envoyé à Rome pendant l'occupation de 1799, témoin de cette émulation de rapines que le gouvernement du Directoire propageait partout dans les républiques formées à son image, il écrit à son ami Chlewaski qu'il a laissé à Toulouse :

<< Diles à ceux qui veulent voir Rome qu'ils se hâtent, car chaque jour le fer du soldat et la serre des agents français flétrissent ses beautés naturelles et la dépouillent de sa parure... Les monuments de Rome ne sont guère mieux traités que le peuple. La colonne Trajane est cependant à peu près telle que vous l'avez vue, et nos curieux, qui n'estiment que ce qu'on peut emporter et vendre, n'y font heureusement aucune

attention (1). D'ailleurs, les bas-reliefs dont elle est ornée sont hors de la portée du sabre, et pourront par conséquent être conservés. Il n'en est pas de même des sculptures de la Villa-Borghèse et de la VillaPamphili, qui présentent de tous côtés des figures semblables au Deïphobe de Virgile (2). Je pleure encore un joli Hermès enfant que j'avais vu dans son entier, vêtu et encapuchonné d'une peau de lion, et portant sur son épaule une petite massue. C'était, comme vous voyez, un Cupidon dérobant les armes d'Hercule, morceau d'un travail exquis, et grec si je ne me trompe. Il n'en reste que la base, sur laquelle j'ai écrit avec un crayon: Lugele, Veneres Cupidinesque, et les morceaux dispersés qui feraient mourir de douleur Mengs et Winckelmann, s'ils avaient eu le malheur de vivre assez longtemps pour voir ce spectacle.

<< Des soldats, qui sont entrés dans la bibliothèque du Vatican, ont détruit, entre autres raretés, le fameux Térence du Bembo, manuscrit des plus estimés, pour avoir quelques dorures dont il était orné. Vénus de la Villa-Borghèse a été blessée à la main par quelque descendant de Diomède, et l'Hermaphrodite (immane nefas!) a un pied brisé. >>

Telle est cette gracieuse peinture qui ressemble si bien ellemême à un bas-relief antique, et qui nous montre que, si Courier avait été de l'expédition de Mummius à Corinthe, il eût certainement été de cœur pour les Corinthiens contre les Romains.

Les opinions, les sentiments de Courier à cette fin de la République et sous l'Empire, nous les savons maintenant, il vient de nous les dire, et il n'aura plus qu'à les varier et à les développer devant nous. Placé entre la République et le Consulat, ou entre le Consulat et l'Empire, il est pour Praxitèle. En écrivant à ce même M. Chlewaski qui lui avait demandé ce que c'était que le livre des Voyages d'Antenor, Courier répond que c'est une sotte imitation d'Anacharsis, c'est-à-dire d'un ouvrage médiocrement écrit et médiocrement savant, lit entre nous :

soit

(4) La colonne Trajane elle-même l'avait échappé belle; on avait ongé à l'enlever et à la transporter à Paris. Daunou, envoyé comme ommissaire à Rome, écrivait au directeur La Révellière (30 mars 1798): Il paraît que vous renoncez à la colonne Trajane; au fond, ce serait ne entreprise extrêmement dispendieuse. » Il ajoutait dans une autre ettre « En général, je vois qu'il est bon de s'en tenir aux trois cent inquante caisses; il n'est juste ni politique de trop multiplier les enlèvements de cette nature. >>

(2) Le Deïphobe, fils de Priam, qu'Énée retrouve aux Enfers fout mutilé du sac de Troie, sans mains, sans oreilles, sans nez (et truncas inhonesto vulnere nares).

« Je crois, ajoute-t-il, que tous les livres de ce genre, moitié histoire et moitié roman, où les mœurs modernes se trouvent mêlées avec les anciennes, font tort aux unes et aux autres, donnent de tout des idées fausses, et choquent également le goût et l'érudition. La science et l'éloquence sont peut-être incompatibles...

>>

Ici l'on saisit le témoignage net et hardi de ce goût pur qui ne transige pas, de ce goût exclusif comme tous les goûts trèssincères et très-sentis. Courier l'eut tel de bonne heure, et tel il le conserva toute sa vie, se souciant plutôt de l'aiguiser que de l'augmenter et de l'élargir. Lisant en 1812, à Frascati, les articles du docte et fin Boissonade dans le Journal de l'Empire, il lui écrivait :

« Courage, Monsieur! venez au secours de notre pauvre langue, qui reçoit tous les jours tant d'outrages. Mais je vous trouve trop circonspect; fiez-vous à votre propre sens; ne feignez point de dire en un besoin que tel bon écrivain a dit une sottise: surtout gardez-vous bien de croire que quelqu'un ait écrit en français depuis le règne de Louis XIV; la moindre femmelette de ce temps-là vaut mieux pour le langage que les Jean-Jacques, Diderot, d'Alembert, contemporains et postérieurs; ceux-ci sont tous ânes bâtés, sous le rapport de la langue, pour user d'une de leurs phrases; vous ne devez pas seulement savoir qu'ils aient existé. »

Courier, parmi ces écrivains du XVIIe siècle qu'il énumère, a grand soin d'oublier Voltaire, qui dérangerait sa théorie juste, mais excessive (1). En général, il ne faut prendre ces maximes, ces aphorismes littéraires de Courier que comme les saillies extrêmes d'un goût excellent; c'est au jugement de chacun ensuite à les entendre sobrement et à les réduire.

Est-il besoin de dire qu'il ne faisait aucun cas de la littérature de son temps, ni de celle de l'Empire, ni, je le crains bien, de celle qui vint depuis? Vers la fin, engagé dans le parti libéral, il a fait quelques politesses à ce qu'on appelait les jeunes talents; mais, en réalité, il n'a jamais prisé les plus remarquables des littérateurs et des poëtes de ce siècle, ni Chateaubriand, ni Lamartine, qu'il raille tous deux volontiers à la rencontre; il leur était antipathique; c'était un pur Grec, et qui n'admettait pas tous les dialectes, un Attique ou un Toscan,

(4) Il n'oublie pas moins l'excellent style épistolaire de Mme Du Deffand, de celle que M. Villemain appelle spirituellement la femmeVoltaire.

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