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ci, voulant emmener avec lui le plus d'artillerie possible, lui demanda un ordre pour prendre tous les chevaux dont disposait l'administration. M. de Lavalette refusa, de peur de se

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M. de Talleyrand vint ce soir-là chez le maréchal avec une arrière-pensée. Il demanda à le voir seul; il l'entretint longuement des malheurs publics, et il cherchait jour sensiblement à une ouverture. Le maréchal ne lui en donna pas l'occasion. Il avait peu de goût pour M. de Talleyrand et pour ses ma

nœuvres.

Ce qui n'était pas une manœuvre et une intrigue, c'était le sentiment public alors répandu dans les classes supérieures et aisées de la société, et qui faisait explosion pour la première fois. Marmont, par son esprit, par ses lumières, par cette rapidité d'impressions dont il était susceptible, s'y laissa gagner plus qu'il n'eût convenu à un homme qui n'eût voulu rester que dans sa ligne de soldat. Il sortit de Paris le 31 mars au matin, ayant reçu un choc électrique dans un autre sens que sa religion militaire.

Il avait compris la situation par tous ses côtés. Trop comprendre est souvent une difficulté de plus pour agir. Il allait, se trouver partagé.

N'ayant en tout ceci d'autre désir que d'être vrai et d'autre rôle que d'exposer fidèlement un caractère auquel le mot de traître ne convient pas, un de ceux auxquels il s'applique le moins, je demande à bien définir la question politique d'alors, telle que nos souvenirs calmés nous la laissent voir à cette distance, et je veux d'abord l'élever à sa juste hauteur.

Il y avait en 1814 deux opinions, deux sentiments en présence. Il y avait l'honneur des armes, la défense patriotique du sol, le vœu fervent d'en repousser les étrangers, l'exaltation subsistante dans une partie de la jeunesse, dans les populations ouvrières des grandes villes et dans celles des campagnes en quelques provinces. Il y avait cette magie du nom de Napoléon enflammant la masse et les rangs inférieurs de l'armée, et restant pour elle synonyme de France; enfin, pour répéter un mot que je viens d'employer et qui dit tout, il y avait une religion.

De l'autre côté, il y avait des intérêts civils, patriotiques aussi, mais surtout positifs, des idées longtemps étouffées et

qui voulaient renaître ; idées en travail, intérêts en souffrance, lassitude profonde et besoin de paix, chez quelques-uns d'anciens sentiments qui se réveillaient, c'était tout un ensemble d'opinion déjà puissante et mal définie; mais surtout, à premiers jours de 1814, et en face d'une religion militaire qui épuisait ses derniers miracles, il y avait une raison.

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Pour prendre des noms très-purs et presque consacrés qui représentent l'un et l'autre de ces deux aspects de la France, je nommerai comme expression de la raison publique alors, des hommes tels que M. Lainé, et comme type de la religion et de la fidélité militaire, le général Drouot.

Le malheur de Marmont est d'avoir été entre les deux, d'être allé à l'une, lui qui était de l'autre. Placé entre une religion et une raison, il les comprit, il les balança, il essaya de les concilier. Militaire et homme du drapeau, il donna accès, dès le premier jour, au sentiment civil: c'est là son seul crime. Dans le moment il crut y voir son honneur. Pour ceux qui ont examiné, il est certain qu'aucune pensée de calcul étroit ni d'intérêt particulier n'entra dans ses résolutions.

Ou du moins, si l'instinct de la conservation y entra pour quelque chose, s'il se dit que c'était assez de sacrifice, s'il eut ce sentiment commun et naturel alors à toutes les grandes existences établies de surnager et de survivre, il l'eut certes moins nettement, moins sciemment que beaucoup d'autres maréchaux, et il ne méritait pas plus de blâme.

Nous le suivrons dans les actes décisifs auxquels il prit part alors. Le 31 mars au matin, il quitte avec toutes ses troupes Paris qui a capitulé, et il occupe la position d'Essonne en avant de Fontainebleau. Dans la nuit du 31 mars au 1er avril, il va trouver l'Empereur à Fontainebleau et lui rendre compte des derniers événements. L'Empereur le loue fort de sa belle défense devant Paris et lui ordonne de lui préparer une liste de récompenses. « L'Empereur comprenait alors sa position: il était abattu et disposé enfin à traiter. » Le lendemain, de bon matin, 4' avril, Napoléon arrive à Essonne et visite la position du 6e corps. Cette conversation du 1er avril fut marquée par divers incidents. Pendant que l'Empereur était là, arrivèrent les deux officiers que le maréchal avait laissés à Paris pour faire la remise des barrières aux Alliés, les colonels Fabvier et Denys (de Damrémont) ; ils apprirent à l'Em

pereur ce qui s'était passé à l'entrée des troupes ennemies dans la capitale; ils ne dissimulèrent pas les transports indécents qui avaient accueilli les Alliés à leur passage dans les plus brillants quartiers; ils lui firent part de la déclaration de l'empereur Alexandre, par laquelle les Souverains proclamaient << qu'ils ne traiteraient plus avec Napoléon ni avec aucun membre de sa famille. » Ce récit fit révolution sur l'esprit de Napoléon et changea à l'instant le cours de ses idées : il revint à la résolution de combattre en désespéré : « Eh bien ! la guerre à tout prix, puisque la paix est impossible ! » Il assigna aux 10,000 hommes du maréchal des mouvements et des positions, et, sur la remarque que lui fit Marmont que, loin de disposer de 40,000 hommes qu'il n'avait plus depuis longtemps, il n'en avait guère alors que la moitié, l'Empereur (soit calcul, soit oubli) continua de raisonner dans la supposition des 10,000. Comme il parlait de passer la Seine et d'aller attaquer l'ennemi là où on avait combattu devant Paris deux jours auparavant, il fallut que Marmont lui rappelât que la Marne était sur la route, et que tous les ponts de cette rivière avaient été détruits. Après quelques ordres de détail, l'Empereur, agitant ainsi le tumulte et l'orage de ses pensées, repartit pour Fontainebleau. C'est la dernière fois que Marmont le vit, et il dut conserver depuis lors de cet entretien inachevé un amer et douloureux souvenir.

De loin, aujourd'hui, il n'est pas jusqu'à cet instant de trouble et de confusion dans les idées qui ne nous touche chez le grand capitaine poussé à bout, et qui se retourne comme le lion blessé; cet éclair égaré est d'une beauté dramatique et d'une grandeur épique suprême.

Mais alors, mais dans le moment, Marmont demeura surtout frappé de ce soudain revirement dont il avait été témoin, et de l'inutile danger d'une lutte désespérée : et lui-même ne venait-il pas d'affronter cette lutte et d'en supporter tout l'effort? Les nouvelles de Paris se succédaient à chaque heure; les décrets du Gouvernement provisoire, les actes du Sénat arrivaient au quartier-général d'Essonne. M. de Montessuis, ancien aide-de-camp du maréchal, lui fut envoyé de Paris cette journée même du 1er avril, avec des lettres de personnes considérables et de tout point honorables, et des sollicitations de tout genre. Sauvez la France, sauvez le pays, lui écrivait-on;

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donnez, par votre adhésion, appui et force au Gouvernement provisoire; repliez-vous vers Rouen, où est Jourdan, conservez dans la Normandie une armée à la France. Le nom de Monk, le grand médiateur, si souvent invoqué, ne manquait pas de revenir comme exemple. Ici commença, dans l'esprit du maréchal, une lutte morale sur laquelle il faudrait luimême l'entendre d'un côté, un ami, un bienfaiteur, le plus grand capitaine dont il avait été de bonne heure l'aide-decamp et l'un des lieutenants préférés, mais ce grand capitaine, auteur lui-même de sa ruine, qui semblait déjà consommée; de l'autre, un pays qui criait grâce, une situation politique désastreuse dont, plus éclairé que beaucoup d'autres, il avait le secret, et dont il envisageait toutes les extrémités. N'avait-il donc pas, durant toute cette campagne, et hier encore, payé personnellement toute sa dette à l'un, et n'était-il pas temps de songer à l'autre? Ce qu'on peut dire après avoir écouté Marmont, et ce que diront tous ceux qui l'entendront un jour, c'est que, dans la résolution qu'il prit, il n'entra rien de cet égoïsme qui songe avant tout à soi et non au bien public, et qui déshonore. « Il est facile à un homme d'honneur de remplir son devoir quand il est tout tracé; mais qu'il est cruel de vivre dans des temps où l'on peut et où l'on doit se demander où est le devoir ! » Il fut donné à Marmont de se poser deux fois ce fatal problème : « Heureux, s'écriait-il, heureux ceux qui vivent sous l'empire d'un Gouvernement régulier, ou qui, placés dans une situation obscure, ont échappé à cette cruelle épreuve! ils doivent être indulgents. »

Ne voulant pourtant rien prendre sur lui sans avoir consulté ses généraux de division, il les assembla, leur fit part des nouvelles de Paris, obtint leur adhésion unanime, et il fut résolu qu'on reconnaîtrait le Gouvernement provisoire. Deux considérations agissaient surtout sur l'esprit de Marmont: donner à ce Gouvernement une force militaire et morale qui lui permit de compter près des Alliés, et obtenir pour Napoléon déchu des conditions meilleures.

Son corps d'armée en conséquence serait allé se joindre en Normandie au corps de Jourdan, et y aurait formé une sorte de petite armée nationale ou croyant l'être.

Une réponse fut faite en ce sens par Marmont aux ouvertures du prince de Schwarzenberg, et, en attendant l'acceptation

définitive, une autre lettre fut préparée par lui et adressée à l'Empereur, dans laquelle il lui disait qu'ayant rempli ce qu'il devait au salut de la patrie, il venait désormais remettre en ses mains sa tête et sa personne. Cette lettre, qui ne fut point envoyée, ne paraîtra point invraisemblable à ceux qui connaissent Marmont; et, si incohérente que puisse sembler cette double action, elle est peut-être ce qui exprimerait le mieux la lutte et la contradiction de ses pensées dans toute cette crise. Tout pour lui eût été concilié en 1814, s'il eût pu dire : J'ai donné mon corps d'armée au Gouvernement provisoire pour l'aider à traiter, et moi je demande à aller à l'île d'Elbe. - De telles pensées ne passèrent dans son esprit sans doute qu'à l'état d'éclair, mais elles suffisent pour le peindre. Il aurait voulu accorder l'inconciliable.

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Cependant les événements marchaient les maréchaux, réunis à Fontainebleau, avaient arraché l'abdication de Napoléon. Macdonald et Ney, et le duc de Vicence, qui en étaient porteurs, passèrent le 4 avril au quartier-général d'Essonne, et y virent Marmont, à qui ils dirent l'objet de leur message: ils allaient plaider pour le Roi de Rome et pour une Régence. Marmont, dès les premiers mots, comprit que cette décision changeait tout, et qu'il ne pouvait continuer de s'isoler en négociant. Il apprit aux trois plénipotentiaires ce qu'il avait entamé, où il en était, et déclara qu'il ne ferait qu'un désormais avec eux. La première idée fut qu'il ne conclurait rien avant leur retour et qu'il se rendrait jusque-là invisible; la seconde idée, plus simple, qui vint des maréchaux et de Ney en particulier, fut: «< Mais pourquoi ne venez-vous pas à Paris avec nous? Vous nous y aiderez. » Marmont y consentit avec empressement. Avant de quitter Essonne, il eut soin d'expliquer aux généraux à qui il laissait le commandement, Souham le plus ancien, Compans et Bordesoulle, les motifs de son absence, son prochain retour. Ordre fut donné devant les plénipotentiaires de ne faire aucun mouvement de troupes jusque-là.

Arrivés à Petit-Bourg, où était le quartier-général, dans la soirée du 4 avril, pendant que les maréchaux parlementaient, Marmont vit le prince de Schwarzenberg, qui lui dit que ses propositions étaient acceptées; mais Marmont, lui expliquant le nouvel état de choses résultant de l'abdication, demanda à être dégagé; ce qui fut entendu et convenu à l'instant. Arrivés

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