Page images
PDF
EPUB

fier auprès de la Commune de Paris des sots griefs qu'on lui impute, comme d'avoir accaparé des armes, d'avoir des souterrains dans sa maison du boulevard, même d'avoir trompé autrefois les Américains par ses fournitures, il dira ingénument, en imitant les gageures et les défis à l'anglaise :

« Je déclare que je donnerai mille écus à celui qui prouvera que j'aie jamais eu chez moi, depuis que j'ai aidé généreusement l'Amérique à recouvrer sa liberté, d'autres fusils que ceux qui m'étaient utiles à la chasse;

« Autres mille écus si l'on prouve la moindre relation de ce genre entre moi et M. de Flesselles...

«Je déclare que je paierai mille écus à qui prouvera que j'ai des souterrains chez moi qui communiquent à la Bastille...

k

Que je donnerai deux mille écus à celui qui prouvera que j'aie eu la moindre liaison avec aucun de ceux qu'on désigne aujourd'hui sous le nom des aristocrates...

« Et je déclare, pour finir, que je donnerai dix mille écus à celui qui prouvera que j'ai avili la nation française par ma cupidité quand je secourus l'Amérique... »

Cette façon de tout évaluer en argent me paraît déceler un ordre de sentiments et d'habitudes qui était nouveau en littérature, et qui s'y naturalisa trop aisément. Maintenant, j'accorderai volontiers que, dans toutes les occasions où il le put, Beaumarchais chercha à concilier son intérêt particulier avec l'intérêt public, à les confondre en quelque sorte pour en tirer du même coup profit, honneur, popularité. C'était la forme de charlatanisme en usage au XVIIe siècle on y avait le charlatanisme patriotique et philanthropique. « Ce qui m'anime en tout objet, dit Beaumarchais, c'est l'utilité générale.» « A chaque événement important, disait-il encore, la pre

mière idée qui m'occupe est de chercher sous quel rapport on pourrait le tourner au plus grand bien de mon pays. » Dans le courant de la guerre d'Amérique, il conçut plus d'une fois de telles idées et les mit en circulation avec bonheur; comme, par exemple, le jour (1779) où, pour relever le courage des négociants et armateurs, il proposa au ministre de déclarer les protestants désormais admissibles dans les Chambres de commerce, d'où ils étaient jusqu'alors exclus; ou comme ce jour encore où, après la défaite navale de M. de Grasse (1782), il eut l'idée que chaque grande ville offrît au roi un vaisseau

de ligne, portant le nom de la cité qui lui en ferait hommage. Dans toutes ces circonstances, il obéissait franchement à la tournure de son imagination, ainsi qu'au vent de son siècle. Beaumarchais, si attaqué, si calomnié, n'eut jamais de haine; si l'on excepte Bergasse, qu'il a personnifié dans Bégearss avec plus de mauvais goût encore que de rancune, il avait raison de dire et de répéter : « J'ai reçu de la nature un esprit gai qui m'a souvent consolé de l'injustice des hommes... Je me délasse des affaires avec les belles-lettres, la belle musique et quelquefois les belles femmes... Je n'ai jamais couru la carrière de personne : nul homme ne m'a jamais trouvé barrant ses vues; tous les goûts agréables se sont trop multipliés chez moi pour que j'aie eu jamais le temps ni le dessein de faire une méchanceté. » Si la conversation roulait sur ses ennemis, d'ordinaire il coupait court: « Nous avons, disait-il à son ami Gudin, un meilleur emploi à faire de nos conversations: elles deviendraient tristes, au lieu d'être amusantes ou instructives. » — «Ils font leur métier, faisons le nôtre, disait-il encore. Soyons sages; surtout tenons-nous gais, car ils ne veulent que nous fâcher; ne leur donnons pas cette joie.» C'est bien là l'homme qui fut aimé de tous ceux qui l'approchèrent, qui mêlait un fonds de bienveillance à la joie, un fonds de simplicité à la malice, qui avait écrit sur le collier de sa chienne : « Beaumarchais m'appartient; je m'appelle Florette; nous demeurons Vieille-Rue-du-Temple; » et de qui son biographe et son fidèle Achate, Gudin, a écrit naïvement: « Il fut aimé avec passion de ses maitresses et de ses trois femmes. >>

Et ce n'est pas seulement Gudin qui parle ainsi, c'est La Harpe, peu suspect de trop d'indulgence, et qui dit, en nous montrant le Beaumarchais de la fin et au repos, tel qu'il était assis dans le cercle domestique et dans l'intimité : « Je n'ai vu personne alors qui parût être mieux avec les autres et avec lui-même. » C'est Arnault encore, qui, dans ses Souvenirs, lui a consacré des pages pleines d'intérêt et de reconnaissance; c'est Fontanes, enfin, qui, trouvant qu'Esménard l'avait traité bien sévèrement dans le Mercure, écrivait une lettre où on lit (septembre 1800):

Quant au caractère de Beaumarchais, je vous citerai encore sur lui un mot de Voltaire : « Je ne crois pas qu'un homme si gai soit si mẻ

chant; et ceux qui l'ont vu de près disent que Voltaire l'avait bien jugé. Ce Beaumarchais qu'on a généralement regardé comme un Gil Blas de Santillane, un Gusman d'Alfarache, le modèle enfin de son Figaro, ne ressemblait, dit-on, nullement à ces personnages: il portait plus de facilité que d'industrie dans toutes les affaires d'argent (1). Il y était bien plus trompé que trompeur. Sa fortune, qu'il dut à des circonstances heureuses, s'est détruite, en grande partie, par un excès de bonhomie et de confiance dont on pourrait donner des preuves multipliées. Tout homme qui a fait du bruit dans le monde a deux réputations il faut consulter ceux qui ont vécu avec lui, pour savoir quelle est la bonne et la véritable. »

Tei est, ce me semble, le point actuel où en est la critique sur Beaumarchais, à la veille des documents nouveaux que M. de Loménie doit y introduire. Le simple coup-d'œil qu'il m'a été donné de jeter sur ces papiers me permet de dire que, le jour où le spirituel biographe en aura fait l'usage qu'il est capable d'en faire, bien des doutes seront éclaircis, et que l'on saura dorénavant son Beaumarchais comme on sait maintenant son Rousseau et son Voltaire (2).

(1) C'est ainsi que dans l'Édition, dite de Kehl, des OEuvres complètes de Voltaire, pour laquelle il eut à essuyer tant de traverses et de critiques, il perdit un million.

(2) Il y aura pourtant toujours cette différence qu'on peut tout dire de ce qui concerne Rousseau et Voltaire; il y a eu chez eux bien des vilenies et des impuretés, mais qui, après tout, ont pu sortir et se déclarer chez Beaumarchais il y aura toujours' un cabinet secret où le public n'entrera pas. Au fond, il a pour dieux Plulus et le Dieu des Jardins, ce dernier tenant une très-grande place jusqu'au dernier jour. C'est en ce sens que ce n'est déjà plus la même littérature que celle de Rousseau et de Voltaire, bien plus intellectuelle même dans ses vices et ses défauts.

Lundi 5 juillet 1852.

ROLLIN.

Il y a longtemps qu'on discute sur l'éducation, et l'on en dispute encore. La question, dans ces derniers temps, s'est ranimée avec une singulière vivacité, mais je ne suis point tenté d'y entrer le moins du monde. Ce n'est point seulement l'aversion que j'ai pour la polémique, qui m'en tiendrait éloigné, c'est l'idée très-haute que je me suis formée des talents et des vertus qu'il faut pour l'enseignement de la jeunesse. Si l'on n'avait à consulter que ses propres goûts et ses prédilections, on serait bien vite décidé; mais, quand il s'agit d'appliquer à des générations entières ce qui doit si puissamment influer sur elles, il est bien juste qu'on hésite. Ces discussions pourtant m'ont reporté en idée vers un homme dont le nom revient sans cesse et se trouve consacré comme exprimant le type du maître d'autrefois, le bon Rollin. Quoiqu'il semble qu'il n'y ait plus rien de nouveau à dire sur lui, j'ai voulu le revoir de près et m'en rafraîchir l'image.

Sa vie, souvent racontée, se divise en deux parties bien distinctes la première et la plus longue partie se passe dans l'Université proprement dite, dans l'enseignement pratique, dans les fonctions spéciales, dans l'étude et dans la prière. Ce n'est qu'à l'âge de cinquante-neuf ans, qu'à l'occasion d'un discours latin prononcé par lui dans une solennité universitaire, et où il insistait sur la nécessité de joindre à l'étude des Lettres le soin des mœurs et l'esprit de la religion, ses collègues le pressèrent de développer ce qu'il n'avait pu qu'esquisser trop brièvement. Il se mit donc à l'œuvre, commençant

pour la première fois d'écrire en français, et il composa les deux premiers volumes de son Traité des Études, bientôt suivis de deux autres. De là il passa à la composition de son Histoire ancienne, dont il donna treize volumes en huit années. L'ayant commencée vers l'âge de soixante-sept ans, il en avait soixante-seize quand il la termina, et il passa incontinent à son Histoire romaine, dont il eut le temps encore d'écrire huit volumes, avant de mourir dans sa quatre-vingt-etunième année (septembre 1744). Rollin avait donc raison de dire qu'il avait soixante ans quand il s'avisa d'écrire en français. Il s'en excuse presque au début de son Traité des Études; il aurait peut-être mieux réussi, dit-il, en le composant en latin, c'est-à-dire « dans une langue à l'étude de laquelle j'ai employé une partie de ma vie, et dont j'ai beaucoup plus d'usage que de la langue française. » Et Daguesseau, le félicitant sur son ouvrage, entrait dans sa pensée, quand il lui disait : « Vous parlez le français comme si c'était votre langue naturelle. »

C'est que Rollin, en effet, était du Pays latin, et ce mot avait alors toute la signification qu'il a perdue depuis. Pour bien comprendre Rollin et les fruits multipliés et faciles de sa vieillesse féconde, il faut remonter à cette vie antérieure durant laquelle il s'était formé, il avait mûri, et où il était, pour tous ceux qui l'approchaient, ce qu'il parut plus tard aux yeux de tous ceux qui le lurent.

Né à Paris le 30 janvier 4661, fils d'un maître coutelier, reçu maître lui-même dès son enfance, il allait quelquefois servir la messe aux Blancs-Manteaux, où un religieux le distingua, lui apprit le rudiment et lui obtint une bourse à l'un des colléges de l'Université. Ces débuts rappellent ceux du bon Amyot. Rollin profita de ces secours avec zèle et serveur, et comme les recevant des mains de la Providence. Il fit de brillantes études au collége du Plessis, où il eut pour maître, dans les classes supérieures, un homme qu'il a fort loué et à qui il a fait un nom, M. Hersan. L'Université, ce corps singulier composé de tant de fondations et de colléges distincts, et où le peuple latin se divisait par nations et par tribus, cette confédération aussi compliquée au sein de Paris que pouvait l'être la Confédération helvétique, avait alors un grand travail à faire sur elle-même pour se mettre en accord avec la société fran

« PreviousContinue »