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Lundi 5 avril 1852.

LE MARÉCHAL MARMONT,

DUC DE RAGUSE.

Parler aujourd'hui du duc de Raguse n'est pas une difficulté. Les passions et les intérêts de parti se sont depuis longtemps. déplacés, et laissent à l'impartialité toute carrière. La réprobation qui, pendant de longues années, a pesé sur le nom du maréchal et qui a contristé son cœur, cette opinion de 1814, qui était venue se ranimer et se confirmer si fatalement en 1830, ne s'est conservée à l'état de préjugé populaire que chez ceux qui négligent tout examen ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait encore quelque chose à faire pour porter une pleine lumière dans bien des esprits. Appelé un peu inopinément à l'honneur de venir ici entretenir nos lecteurs d'un homme de guerre aussi éminent, je dirai par quelle succession d'impressions j'ai passé moi-même à son égard. J'avais été de bonne heure à demi détrompé. Sans trop serrer de près les questions; qui se rattachaient aux deux époques critiques de la vie du maréchal, j'avais entendu causer quelques-uns de ses amis, et j'avais été frappé du degré de chaleur et d'affection que tous mettaient à le défendre et à continuer de l'aimer. On le peignait, lui, le plus accusé des guerriers de ce temps, comme l'un des plus vifs précisément sur l'honneur, sur le sentiment de gloire et de patrie, sur le dévouement à la France, brillant, généreux, plein de chaleur et fidèle aux religions de sa jeu

nesse, enflammé comme à vingt ans, pour tout dire, et tricolore. Le petit ouvrage qu'il publia en 1845, intitulé : l'Esprit des Institutions militaires, et dont le maréchal Bugeaud disait que tout officier en devait avoir un exemplaire dans son porte-manteau, me le montra tel que ses amis me l'avaient fait entrevoir, mais avec une supériorité de vues et de lumières, une netteté d'exposition, une imagination même et une couleur de parole, tout un ensemble de qualités auxquelles bien peu certes auraient atteint parmi les maréchaux de l'Empire. Sa figure commençait à se dessiner pour moi, et je voyais dans le maréchal Marmont un militaire des plus instruits, des plus éclairés, animé du génie de son art, en possédant la philosophie, à la fois plein de flamme et de cœur, et finalement malheureux. Ce malheur, noblement porté durant les vingt et une années d'exil qu'il passa à l'étranger, donnait à sa physionomie une expression à part entre toutes celles de ses compagnons d'armes, dont plusieurs avaient été si durs pour lui. Un intérêt plus direct m'attirait désormais vers son nom et vers sa personne. Mais depuis que j'ai eu à examiner de plus près les récits qui le concernent, et à le suivre lui-même dans les pages qu'il a laissées, il m'a semblé que la méthode pour l'expliquer et le présenter sous le meilleur jour à tous était simple, et qu'il suffisait de raconter et d'exposer.

Je suis soutenu dans ce travail par un secours inappréciable, par une lecture rapide des Mémoires mêmes du maréchal, qu'il a légués à madame la comtesse de Damrémont, et dont, avec une confiance qui m'honore, elle a bien voulu me laisser prendre à l'avance quelques notes et quelques extraits.

Auguste-Frédéric-Louis Viesse de Marmont, qui vient de mourir à Venise le 3 mars 1852, le dernier et le plus jeune d'âge des maréchaux de l'Empire, était né le 20 juillet 1774 à Châtillon-sur-Seine, d'une famille toute militaire. Cette famille de Viesse était originaire des Pays-Bas, et habitait la Bourgogne depuis trois siècles. Les ancêtres du maréchal avaient servi sous le grand Condé, et son trisaïeul avait été placé par le prince dans la charge de prévôt des bailliages du nord de la Bourgogne. Le père de Marmont, capitaine au régiment de Hainaut, avait eu à vingt-huit ans la croix de SaintLouis « pour avoir gardé, avec cent hommes de bonne volonté, la mine pendant toute la durée du siége de Port-Mahon. Pour

remplir cette tâche il fallait être placé sur la mine ennemie, et se dévouer à des chances terribles, et cela pendant plusieurs jours. » Ce digne père, homme très-remarquable, ayant quitté le service à trente-quatre ans, épousa une fille de finances de Paris, très-belle, de plus de sens que d'esprit. Il en eut deux enfants : une fille, morte à douze ans, et un fils dont l'éducation devint son occupation principale. Il avait la passion de la chasse et il y aguerrissait son fils. Dès l'âge de neuf ans, celui-ci était formé par son père aux exercices violents et ne passait pas un seul jour sans chasser. Sa constitution s'y trempa vigoureusement, et ce qui eût été souffrance pour un autre n'était qu'un jeu pour lui. Son père ne négligeait point la portion morale, et il imprimait des préceptes mâles et sains dans cette jeune nature. Un de ses principes était : « Il vaut mieux mériter sans obtenir, qu'obtenir sans mériter; et avec une volonté constante et forte, quand on mérite, on finit toujours par obtenir. >>

Le père de Marmont, bien qu'il donnât à son fils une édùcation si fortement préparatoire pour la guerre, l'aurait voulu diriger cependant vers une autre carriere, et préférablement dans l'administration. Ce vieux chevalier de Saint-Louis avait, en effet, des idées philosophiques et politiques; il était de son siècle par les idées, sinon par les mœurs. Du milieu de sa vie de campagne, il appartenait au groupe de ceux qu'on appellera bientôt les patriotes de 89, voulant la liberté avant les excès, aimant la monarchie sans la faveur qui la corrompt. Son fils apprit, en quelque sorte, à lire dans le Compte rendu de M. Necker, et il retint de son père ce fonds de principes politiques qui, recouvert par tant d'événements et de pensées de tout genre, subsista toujours en lui.

Mais le jeune homme, par un instinct secret vers l'avenir, voulait la guerre et la carrière des armes : « Je me sentais fait pour la guerre, dit-il, pour ce métier qui se compose de sacrifices. » L'amour de la gloire avait, en quelque sorte, passé dans son essence, et au moment où il retrace ces souvenirs (1829), il ajoute : « J'en ressens encore la chaleur et la puissance à cinquante-cinq ans, comme au premier jour. »

A soixante-quinze ans, il les ressentait de même. Ayant lu, en mars 1849, le VIIIe volume de l'Histoire de M. Thiers, l'ayant lu tout entier en quatre jours avec la plus grande

attention, il écrivait de Hambourg, sous l'impression vive qu'il en avait reçue :

« Toutes les fibres de ma mémoire et de mes anciennes sensations se sont réveillées. Je me suis cru reporté à quarante ans en arrière. Le plaisir que j'en ai éprouvé, je ne puis vous l'exprimer, mais je puis vous peindre la douleur et l'affliction que j'ai ressentie en me reportant au temps présent, et voyant disparaître cette atmosphère lumineuse qui un moment avait apparu à mes yeux et venait de s'évanouir comme un songe.»

Voilà le vrai maréchal Marmont dans toute cette jeunesse et cet éclat d'émotion, qui n'abandonna son cœur qu'avec la vie.

Il fut décidé par la famille, son père enfin y consentant, que le jeune homme étudierait pour entrer dans l'artillerie. Les études de Marmont furent assez bonnes; le latin était faible, mais les mathématiques excellentes. Il n'apprit pas les langues vivantes, et il le regrette. Il avait un goût prononcé pour l'histoire celle de Charles XII par Voltaire le transporta. Pendant un temps, il tut saisi d'une admiration sans bornes pour le héros de Bender; il s'attachait à le copier en tout. A treize ans, on l'eût vu, monté sur son petit cheval, avec l'habit, les bottes, l'épée, et le baudrier historiques, jouer Charles XII de pied en cap. Les épreuves plus sérieuses arrivèrent. Il fut envoyé à Dijon pour y achever les études nécessaires à son admission dans l'École d'artillerie. C'est là qu'il vit pour la première fois Bonaparte, alors en garnison à Auxonne. Cette connaissance première se renoua plus étroite à Toulon.

Il alla, conduit par son père, passer à Metz son examen sous La Place, dont la mine triste, froide et sévère lui imposa tant au premier abord, qu'il resta court, sans pouvoir dire son nom. Puis, se remettant à une parole encourageante du grand géomètre, il passa un bon examen, et fut reçu en même temps que Foy et Duroc. Il était élève sous-lieutenant d'artillerie à dix-sept ans.

La Révolution marchait déjà. L'École d'artillerie de Châlons était partagée : quelques élèves, parmi lesquels Duroc, avaient jugé convenable d'émigrer. Un petit nombre se rangeaient parmi les patriotes exagérés. Marmont suivit la ligne moyenne.

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