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bourse, tire de son gousset un pistolet, et, de l'autre main, il tient sa canne pour parer les coups. Tant qu'il n'a qu'un homme en face de lui, il se sent fort: « Je me suis bien étudié, écrivait-il à son ami Gudin, tout le temps qu'a duré l'acte tragique du bois de Neustadt. A l'arrivée du premier brigand, j'ai senti battre mon cœur avec force. Sitôt que j'ai eu mis le premier sapin devant moi, il m'a pris comme un mouvement de joie, de gaieté même, de voir la mine embarrassée de mon voleur. Au second sapin que j'ai tourné, me voyant presque dans ma route, je me suis trouvé si insolent, que, si j'avais eu une troisième main, je lui aurais montré ma bourse comme le prix de sa valeur, s'il était assez osé pour la venir chercher. En voyant accourir le second bandit, un froid subit a concentré mes forces, etc... » Et il continue de s'analyser et de rire tout blessé qu'il est, et de démontrer comme quoi en ce monde «< il y a de plus grands maux que d'être mal assassiné. » Tout cela tenait en haleine le monde parisien, et l'empêchait de s'endormir sur le Beaumarchais jusqu'à la première représentation du Barbier de Séville.

Ce charmant Barbier était composé et annoncé depuis longtemps. Il avait été reçu à la Comédie-Française en 1772; on devait le jouer comme une farce de carnaval dès le mardi-gras de 1773, lorsque survint la violente querelle de Beaumarchais et du duc de Chaulnes, dans laquelle ce dernier voulut poignarder l'autre. Le gai Barbier supporta ce contre-temps: ce sera pour le carnaval prochain. En février 1774, on devait le jouer encore le jour était pris, la Dauphine devait assister à la première représentation: la salle était louée pour six soirées. Nouvelle défense et interdiction au dernier moment, en raison du procès pendant de Beaumarchais devant le Parlement. Le Barbier en prit encore son parti; l'auteur, au lieu d'une comédie, en donna une autre : le Barbier n'ayant pas été représenté comme il devait l'être le samedi (12 février), le lendemain dimanche, l'auteur mettait en vente, la nuit même, au bal de l'Opéra, ce fameux quatrième Mémoire dont il se débitait six mille exemplaires et plus, avant que l'autorité eût le temps d'intervenir et de l'arrêter. Cependant, de retard en remise, de carnaval en carnaval, l'heure du Barbier arrivait; il fut représenté le 23 février 1775; mais voilà bien un autre mécompte. Le public, sur la foi des récits de société,

s'était attendu à tant de rire et de folie qu'il n'en trouva pas assez d'abord. La pièce était primitivement en cinq actes, et elle parut longue; faut-il le dire? le premier jour elle ennuya. Il fut besoin, pour qu'elle réussît, que l'auteur la mit en quatre actes, qu'il se mît en quatre, comme on disait, ou plus simplement qu'il ôtât, comme il le dit lui-même, une cinquième roue à son carrosse. C'est alors que le Barbier, tel que nous l'avons, se releva et se mit à vivre de sa légère et joyeuse vie, pour ne plus mourir. Beaumarchais, en l'imprimant plus tard, se donna le plaisir de mettre au titre : Le Barbier de Séville, comédie en quatre actes, représentée et tombée sur le théâtre de la Comédie-Française, etc. Il excellait à ces malices, qui ajoutent au piquant et qui fouettent le succès.

Ce n'est pas aujourd'hui qu'un critique peut espérer découvrir quelque chose de nouveau sur le Barbier de Séville. L'auteur, en introduisant pour cette première fois Figaro, n'avait pas encore prétendu en faire ce personnage à réflexion et à monologue, ce raisonneur satirique, politique et philosophique qu'il est devenu plus tard entre ses mains : « Me livrant à mon gai caractère, dit-il, j'ai tenté dans le Barbier de Séville de ramener au théâtre l'ancienne et franche gaieté, en l'alliant avec le ton léger de notre plaisanterie actuelle; mais, comme cela même était une espèce de nouveauté, la pièce fut vivement poursuivie. Il semblait que j'eusse ébranlé l'État... » La nouveauté du Barbier de Séville fut bien telle que Beaumarchais la définit ici. Il était naturellement et abondamment gai; il osa l'être dans le Barbier : c'était une originalité au XVIIIe siècle. «< Faites-nous donc des pièces de ce genre, puisqu'il n'y a plus que vous qui osiez rire en face, » lui disait-on. Collé, qui était de la bonne race gauloise, n'avait ni l'abondance ni le jet de verve de Beaumarchais, et il se complaisait un peu trop dans le graveleux. Beaumarchais y allait plus à cœur ouvert; et, en même temps, il avait le genre de plaisanterie moderne, ce tour et ce trait aiguisé qu'on aimait à la pensée depuis Voltaire; il avait la saillie, le pétillement continuel. Il combina ces qualités diverses et les réalisa dans des personnages vivants, dans un seul surtout qu'il anima et doua d'une vie puissante et d'une fertilité de ressources inépuisable. On peut dire de lui qu'il donna une nouvelle forme à l'esprit.

Le fond du Barbier est bien simple et pouvait sembler pres

que usé une pupille ingénue et fine, un vieux tuteur amoureux et jaloux, un bel et noble amoureux au dehors, un valet rusé, rompu aux stratagèmes, et qui introduit son maître dans la place, quoi de plus ordinaire au théâtre? mais comme tout ce commun se relève et se rajeunit à l'instant! Quel plus vif et plus engageant début que celui de la pièce, quand le comte et Figaro se retrouvent et se rencontrent sous le balcon! Dès ce premier dialogue, il y avait des gens qui vous disaient alors qu'il y avait trop d'esprit. N'a pas ce défaut qui veut. Beaumarchais nous a parlé quelque part d'un Monsieur de beaucoup d'esprit, mais qui l'économise un peu trop: lui, il n'était pas ce Monsieur-là. Il a tout son esprit à tous les instants; il le dépense, il le prodigue, il y a des moments même où il en fait, c'est alors qu'il tombe dans les lazzis, les calembours; mais le plus souvent il n'a qu'à suivre son jet et à se laisser faire. Sa plaisanterie a une sorte de verve et de pétulance qui est du lyrisme dans ce genre et de la poésie.

Les scènes de Rosine et du docteur au second acte, dans lesquelles la plus innocente, prise sur le fait, réussit à son tour à faire prendre le change au jaloux, celle de Bartholo qu'on rase pendant le duo de musique au troisième acte, l'excellente scène de stupéfaction de Bazile survenant à l'improviste et que chacun s'accorde à renvoyer en lui criant qu'il a la fièvre, si bien que le plat hypocrite s'éloigne en murmurant entre ses dents : « Qui diable est-ce donc qu'on trompe ici? » tout est fait pour amuser et pour ravir dans cette charmante complication de ruse et de folie. Et qu'est-ce que cela fait, je vous prie, que ce ne soit point parfaitement vraisemblable? Depuis quand la vraie gaieté au théâtre n'enlève-t-elle point l'invraisemblable avec elle? Tout l'ensemble du Barbier est gai de situation, de contraste, de pose, de motif et de jeu de scène, de ces choses que la musique traduira aussi bien que la parole. La parole de Beaumarchais qui court là-dessus est vive, légère, brillante, capricieuse et rieuse. Attendez ! bientôt sur ce canevas si follement tracé viendra une musique tout assortie, rapide, brillante aussi, légère, tendre, fine et moqueuse, s'insinuant dans l'âme par tous les sens, et elle aura nom Rossini.

Le Barbier était destiné d'abord à être mis en musique. Beaumarchais voulait en faire un opéra-comique; on dit mème qu'il le présenta sous cette première forme aux Italiens de

son temps. Il changea heureusement d'avis. Il voulait être le maître au théâtre, et le musicien voulait l'être aussi; il n'y avait pas moyen de s'entendre. Beaumarchais avait sur la musique dramatique des idées fausses: il croyait qu'on ne pourrait commencer à l'employer sérieusement au théâtre que « quand on sentirait bien qu'on ne doit y chanter que pour parler. » Il se trompait là dans le sens de la prose, et c'est tant mieux qu'il se soit trompé. On lui a dû de refaire sa comédie telle que nous l'avons, et, plus tard, un autre génie a repris le canevas musicalement et a fait la sienne.

L'oeuvre dramatique de Beaumarchais se compose uniquement de deux pièces, le Barbier et le Mariage de Figaro; le reste est si fort au-dessous de lui qu'il n'en faudrait même point parler pour son honneur. Je vais en venir au Mariage de Figaro; mais disons-le tout d'abord, il ne faut point tant de raisonnement pour expliquer la vogue et le succès de Beaumarchais. On en avait assez des pièces connues, et très-connues; il y avait longtemps qu'il n'y avait point eu de nouveauté d'un vrai comique. En voilà une qui se présente une veine franche y jaillit, elle frappe, elle monte, elle amuse; l'esprit moderne y prend une nouvelle forme, bien piquante, bien folle et bien frondeuse, bien à propos. Tout le monde applaudit; Beaumarchais récidive et l'on applaudit encore.

En récidivant il abuse, il généralise, il a du système ; il fait un monde à l'envers d'un bout à l'autre, un monde que son Figaro règle, régente et mène. Malgré tout, il y a eu là une infusion d'idées, de hardiesses, de folies et d'observations bien frappées, sur lesquelles on vivra cinquante ans et plus. Il a créé des personnages qui ont vécu leur vie de nature et de société : « Mais qui sait combien cela durera? dit-il plaisam ment dans la préface du Barbier. Je ne voudrais pas jurer qu'il en fût seulement question dans cinq ou six siècles; tant notre nation est inconstante et légère! »

« Qui dit auteur dit oseur, » c'est un mot de Beaumarchais, et nul n'a plus justifié que lui cette définition. En mèlant au vieil esprit gaulois les goûts du moment, un peu de Rabelais et du Voltaire, en y jetant un léger déguisement espagnol et quelques rayons du soleil de l'Andalousie, il a su être le plus réjouissant et le plus remuant Parisien de son temps, le Gil Blas de l'époque encyclopédique, à la veille de l'époque révo

lutionnaire; il a redonné cours à toutes sortes de vieilles vérités d'expérience ou de vieilles satires, en les rajeunissant. Il a refrappé bon nombre de proverbes qui étaient près de s'user. En fait d'esprit, il a été un grand rajeunisseur, ce qui est le plus aimable bienfait dont sache gré cette vieille société qui ne craint rien tant que l'ennui, et qui y préfère même les · périls et les imprudences.

Beaumarchais est le littérateur qui s'est avisé de plus de choses modernes, bonnes ou mauvaises, mais industrieuses à coup sûr et neuves. En matière de publicité et de théâtre, il est maître passé, il a perfectionné l'art de l'affiche, de la réclame, de la préface, l'art des lectures de société qui forcent la main au pouvoir et l'obligent d'accorder tôt ou tard la représentation publique; l'art de préparer ces représentations par des répétitions déjà publiques à demi et où déjà la claque est permise; l'art de soutenir et de stimuler l'attention, même au milieu d'un succès immense, moyennant de petits obstacles imprévus ou par des actes de bruyante bienfaisance qui rompent à temps la monotonie et font accident. Mais n'anticipons point sur les ressorts et ficelles de Figaro, remarquons seulement que le succès du Barbier de Séville fut l'origine d'une grande réforme dans les rapports des auteurs dramatiques et des comédiens. Jusqu'alors les auteurs étaient à la merci des acteurs qui, après un certain nombre de représentations et quand la recette était descendue au-dessous d'un chiffre déterminé (ce qu'il était toujours facile d'obtenir), se croyaient en droit de confisquer les pièces et de s'en appliquer désormais les profits. Après trente-deux représentations du Barbier, Beaumarchais, qui ne croyait pas que « l'esprit des Lettres fût incompatible avec l'esprit des affaires, » s'avisa de demander son compte aux comédiens. Ceux-ci éludèrent et voulurent s'opposer à ce que l'on compulsât leurs registres. Beaumarchais tint bon; il exigea, non pas une somme payable argent comptant (qu'on lui offrait bien volontiers), mais un compte exact et clair, un chiffre légitime qu'on refusait poliment; il l'exigeait moins pour lui encore qui n'en avait pas besoin, que pour ses confrères les gens de Lettres, jusque-là opprimés et dépouillés. L'affaire dura des années : Beaumarchais la poursuivit à tous les degrés de juridiction, depuis les gentilshommes de la Chambre jusque devant l'Assemblée con

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