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son père « Mes amis se taisaient, mes sœurs pleuraient, mon père priait. »

Ce père sensible, honnête, vertueux, qui a de la solennité et de la bonhomie dans l'effusion des sentiments, écrivait un jour à son fils qui était en Espagne, et qui y était allé pour venger l'une de ses sœurs (1764), une lettre qu'on a publiée (1) et qui serait digne du père de Diderot, ou de Diderot lui-même faisant parler un père dans un de ses drames :

<< Tu me recommandes modestement de t'aimer un peu. Cela n'est pas possible, mon cher ami : un fils comme toi n'est pas fait pour n'être qu'un peu aimé d'un père qui sent et pense comme moi. Les larmes de tendresse qui tombent de mes yeux sur ce papier en sont bien la preuve. Les qualités de ton excellent cœur, la force et la grandeur de ton âme me pénètrent du plus tendre amour. Honneur de mes cheveux gris, mon fils, mon cher fils, par où ai-je mérité de mon Dieu les grâces dont il me comble dans mon cher fils! C'est, selon moi, la plus grande faveur qu'il puisse accorder à un père honnête et sensible, qu'un fils comme toi. Mes grandes douleurs sont passées d'hier, puisque je peux t'écrire. J'ai été cinq jours et quatre nuits sans manger ni dormir et sans cesser de crier. Dans les intervalles où je souffrais moins, je lisais Grandisson, et en combien de choses n'ai-je pas trouvé un juste rapport entre Grandisson et mon fils! Père de tes sœurs, ami et bienfaiteur de ton père! si l'Angleterre, me disais-je, a ses Grandisson, la France a ses Beaumarchais... >>

Pour s'expliquer un peu l'enthousiasme et le ton, il faut dire que Beaumarchais, à cette date, venait en effet, de se signaler par un acte énergique de dévouement envers les siens. Nous y voyons pourtant le style de la maison dans les moments assez rares où on n'y rit pas. Il y avait donc, nonobstant toutes les irrévérences et les impiétés filiales du futur Figaro, un fonds de nature, de sensibilité vraie dans cette famille de Beaumarchais. Il s'y mêlait de la déclamation également naturelle, et qui ne s'apercevait pas parce qu'elle se puisait dans les livres du jour. Une des sœurs de Beaumarchais l'a également comparé à Grandisson. Évidemment il était le héros et l'espoir de sa famille, fils unique entre cinq sœurs, dont trois seulement étaient restées en France, et qui toutes, soit pour l'esprit, soit pour le cœur, l'adoraient et l'admiraient. Doué des avantages physiques, d'un esprit inventif, plein de

(4) Dans le journal l'assemblée nationale, numéro du 1er juin 1852.

hardiesse et de gaieté, il avait dans ses actions et dans toute sa personne quelque chose qui prévenait en sa faveur; et il était lui-même le premier prévenu. Lorsqu'il débuta dans les Lettres, assez tard, tous ceux qui parlent de lui ont relevé, dès l'abord, cet air d'assurance et de fatuité. Cette assurance, qui n'était qu'une grande confiance dans son esprit et dans ses ressources, il l'eut toujours; mais la fatuité n'était qu'à la surface, car tous ceux qui l'ont vu de près, et les plus divers, lui ont reconnu depuis de la bonhomie.

Je laisse à son biographe le soin de nous raconter ses premiers essais en vers, en prose rimée. J'ai vu une lettre de lui écrite à l'une de ses sœurs d'Espagne à l'âge de treize ans, où il y a déjà, à travers l'écolier, du Chérubin et du libertin, une facilité courante et de la gaieté. Cette gaieté est la veine essentielle chez Beaumarchais, et qui ne le trompera jamais lorsqu'il s'y abandonnera, tandis que sa sensibilité le poussera quelquefois vers le pathos.

Il resta assez longtemps dans l'horlogerie, et sans en souffrir dans sa vanité. Il y montra son talent d'invention par un échappement dont il était l'auteur et que le sieur Lepaute lui contesta. Le procès fut porté à l'Académie des Sciences, et Beaumarchais le gagna. Ce premier titre d'honneur lui resta toujours cher, et il en conservait dans un coffre le parchemin à côté du manuscrit de Figaro. Cependant, après être resté ainsi une partie de sa jeunesse entre quatre vitres, comme il dit, il s'ennuya et prit son essor. C'est ici qu'il serait curieux de tracer en détail ce qu'il appelait « le roman philosophique de sa vie. » Nous n'en indiquerons que quelques têtes de chapitres. Il aimait la musique, il chantait et faisait des couplets; il savait jouer de la guitare, de la harpe surtout, alors dans sa nouveauté, et il portait dans ces amusements cet esprit d'invention qu'il eut en toutes choses. Quel amateur délicieux, quel Lindor séduisant et insinuant ce devait être que Beaumarchais à vingt-quatre ans! Il connut la femme d'un homme qui avait à la Cour un office subalterne; elle l'aima, et, le mari étant mort, il eut la charge en épousant, le 27 novembre 1756, cette veuve qui avait nom Marie-Madeleine Aubertin. } Il eut la douleur de la perdre bientôt et fut veuf dès le 29 septembre 1757. Il avait pourtant à la Cour cette petite charge, qui lui donnait un pied chez les plus grands. Comme musicien,

comme jeune homme agréable et sans conséquence, il fut introduit, vers 4760, dans la société de Mesdames Royales, filles de Louis XV: « J'ai passé quatre ans, disait-il, à mériter leur bienveillance par les soins les plus assidus et les plus désintéressés, sur divers objets de leurs amusements. » Il était l'âme de leurs petits concerts; il s'insinuait avec grâce, avec respect, avec tout ce qu'on peut croire, jusqu'à exciter l'envie des cour tisans. Il évitait ce qui eût trop rappelé l'infinie distance; il sentait qu'il était là pour plaire et non pour solliciter, et il savait observer une réserve, une dignité, qui ne laissait pas d'être utile.

Le grand financier Paris-Duverney, devenu, dans sa vicillesse, intendant de l'École militaire, dont il avait inspiré la première idée à Mme de Pompadour, et dont il avait dirigé la fondation, souhaitait ardemment que la famille royale honorât d'une visite cet établissement patriotique où il mettait sa dernière pensée. C'était un de ces vœux de vieillard qui veulent être exaucés à tout prix, et pour lesquels on donnerait tout avant de mourir. Il n'avait pu obtenir encore ce suprême témoignage d'attention, quand Beaumarchais se chargea d'en éveiller chez Mesdames le désir, et de le communiquer par elles au Dauphin, et, s'il se pouvait, au Roi lui-même. Il y réussit. Duverney, reconnaissant, déclara hautement qu'il se chargeait de faire la fortune du jeune homme :

« O monsieur Duverney! (s'écrie Beaumarchais dans l'un de ses Mémoires), vous l'aviez promis, solennellement promis à M. le Dauphin, à Mme la Dauphine, père et mère du Roi (de Louis XVI), aux quatre princesses, tantes du Roi, devant toute la France, à l'École militaire, la première fois que la famille royale y vint voir exercer la jeune noblesse, y vint accepter une collation somptueuse, et faire pleurer de joie, à quatre-vingts ans, le plus respectable vieillard.

« O l'heureux jeune homme que j'étais alors! Ce grand citoyen, dans le ravissement de voir enfin ses maîtres honorer le plus utile établissement de leur présence, après neuf ans d'une attente vaine et douloureuse, m'embrassa les yeux pleins de larmes, en disant tout haut : Cela suffit, cela suffit, mon enfant; je vous aimais bien; désormais, je vous regarderai comme mon fils: oui, je remplirai l'engagement que je viens de prendre, ou la mort m'en ôtera les moyens. »

Cette solennité pathétique fait un peu sourire, quand on songe que tout cela n'avait pour effet que d'associer Beaumarchais à des gains d'affaires, à des intérêts dans les vivres, et

de le rendre riche à millions. Beaumarchais est le premier de nos écrivains qui ait ainsi porté la verve, et, jusqu'à un certain point, l'attendrissement, dans l'idée de spéculation financière et de fortune. En cela aussi il a fait école des millions et des drames! ç'a été, depuis, la devise de plus d'un.

Duverney tint parole. Après diverses offres avantageuses qui n'avaient pas rendu ce qu'il voulait, «< il avait imaginé d'acquitter d'un seul coup ses promesses en me prêtant, dit Beaumarchais, cinq cent mille francs pour acheter une charge, que je devais lui rembourser à l'aise sur le produit des intérêts qu'il me promettait dans de grandes entreprises. » Cette charge, qui était, je crois, dans les forêts et domaines, bien qu'achetée par Beaumarchais, ne put être conservée par lui; il trouva comme obstacle insurmontable les prétentions liguées de la compagnie dans laquelle il voulait entrer, et qui ne l'en jugeait pas digne par ses antécédents d'horloger. Il fit ses réflexions philosophiques sur la sottise humaine, ne se chagrina point et se tourna autre part. Nous retrouvons, peu après, Beaumarchais propriétaire d'une autre charge en Cour, ayant acheté moyennant quittance des lettres de noblesse, et ayant titre écuyer, conseiller-secrétaire du roi, lieutenant général des chasses au bailliage de la varenne du Louvre, dont le duc de La Vallière était capitaine. En cette qualité de lieutenantgénéral des chasses, il connaissait de certains délits et était investi d'un office de judicature qu'il remplissait sans trop sourire.

En 1764 (il avait trente-deux ans), se place un des épisodes les plus dramatiques de sa vie et qu'il a raconté lui-même dans un de ses Factums: c'est l'histoire de Clavico dont on a fait des drames, mais le seul vrai drame est chez Beaumarchais. Dans le procès qu'il eut dix ans plus tard contre le comte de La Blache et le conseiller Goëzman, ses ennemis et ses accusateurs cherchaient par tous les moyens à perdre Beaumarchais, et on fit circuler contre lui une prétendue lettre venue d'Espagne, qui allait à dénaturer et à flétrir un acte généreux de sa jeunesse. Beaumarchais, qui serait bien malheureux parfois et bien ennuyé s'il n'avait pas sur les bras toutes ces affaires, profite de cette occasion nouvelle (1) pour

(4) Il en profita si bien qu'on le soupçonna même de se l'être suscitée et « d'avoir fait courir contre lui la lettre injurieuse dont il avait

donner au public une page de son Journal de voyage d'alors, qui ne devait, dit-il, jamais être publié. C'est chez lui, c'est dans son quatrième Mémoire contre Goëzman (février 4774), qu'il faut relire cet incomparable récit où le talent vient tout mouvoir et tout animer. Si Beaumarchais avait réellement écrit ces pages dès 1764, il était dès lors un écrivain et un metteur en scène consommé.

Pour nous en tenir au simple sommaire, Beaumarchais est informé que de ses deux sœurs établies depuis longtemps en Espagne, la cadette, celle qui n'est pas mariée, a deux fois été près de l'être à un homme d'esprit, employé supérieur à Madrid, Clavico, qui deux fois a faussé sa promesse. Cette jeune sœur, mourante de son amour et de cet affront, invoque un défenseur et un vengeur. Beaumarchais part muni de lettres de Paris-Duverney (y compris beaucoup de lettres de change), et appuyé de toutes manières auprès de l'ambassadeur. Il arrive à Madrid, va trouver Clavico sans se nommer, invente un prétexte, le tâte dans la conversation, le met sur la littérature, le flatte, le prend par l'amour-propre, puis tout à coup se retourne, aborde le point délicat, pousse sa pointe, tient quelque temps le fer en suspens pour mieux l'enfoncer encore tout ce dialogue (avec la pantomime du patient) est un chef-d'œuvre de combinaison et de conduite, et qui, à chaque instant, touche au tragique et au comique à la fois. La fin de l'aventure pourtant répond peu au début, et peu s'en faut que Beaumarchais ne devienne la dupe du fourbe qu'il a demasqué et serré de si près. Cette affaire de famille terminée, et sorti des périls qu'elle lui a suscités, Beaumarchais resta encore toute une année en Espagne, à essayer de faire des affaires et des entreprises importantes au nom d'une compagnie française. Il s'agissait, autant qu'on l'entrevoit, de s'obliger d'approvisionner d'esclaves noirs, pour dix ans, différentes provinces de l'Amérique. Beaumarchais, même sans avoir réussi, laissa à tous ceux qu'il avait vus en Espagne une favorable idée de sa capacité et de ses talents. Il se montra un digne élève de Paris-Duverney, ayant en lui de ce qu'avaient ies Orri, les Gourville, ces hommes à expédients, ces spéculateurs entendus et modérément scrupuleux. On veria bientôt tiré un si grand parti. C'est La Harpe qui dit cela, et il n'est pas hostile à Beaumarchais.

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