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N'y a-t-il pas quelque chose de surnaturel et de prophétique ? Elles sont revenues à ma pensée après les événements d'Essonne, et m'ont fait alors une impression que l'on conçoit, et qui jamais ne s'est effacée de ma mémoire. >>

On verra plus tard comment à Vienne, après 1830, dans une conversation familière qu'eut le maréchal avec le duc de Reichstadt, avec le fils de Napoléon, ce jeune homme de mystérieuse et pathétique mémoire saisit l'occasion de reprendre, de rectifier en quelque sorte la parole de son père, et de porter une consolation délicate dans l'âme du noble guerrier. Il le lui devait; car, par un retour singulier du sort, ce fut Marmont, si maltraité finalement par Napoléon, qui, le seul de ses maréchaux, eut pour mission comme spéciale de voir son fils, de lui parler de son père, de lui démontrer, cartes en main, cette gloire militaire qui jusque-là n'était, pour l'enfant de Vienne, qu'un culte et qu'une religion. Ce sont là de ces jeux du sort, lequel, au milieu de ses rigueurs, a aussi ses réparations et presque ses piétés, et qui semble ici avoir voulu apprendre la réconciliation et la clémence aux hommes.

Au sortir de Leipzig où il soutint le poids de la défaite, et où une nouvelle blessure le frappa à la seule main dont il pût manier l'épée, Marmont, après quelque pause à Mayence, rentra en France, et, à la tête du sixième corps si réduit, il prit la part la plus active à l'immortelle campagne de 1814. Dans cette ruine finale, où, malgré les éclairs d'héroïsme, on voit qu'il n'espérait plus, il eut de belles journées, des heures où il retrouvait le soleil de sa jeunesse. En plus d'une occasion, notamment à Rosnai (le 2 février), il eut à décider l'affaire de sa personne et à se jeter au fort du péril, comme il avait fait dix-huit ans auparavant à Lodi :

« Il y a un grand charme, remarque-t-il à ce sujet, et une grande jouissance à obtenir un succès personnel, à sentir au fond de la conscience que le poids de sa personne, et pour ainsi dire de son bras, a fait pencher la balance et procuré la victoire. Cette conviction partagée par les autres, et exprimée par un sentiment d'admiration et de reconnaissance, cause une félicité dont celui qui ne l'a pas éprouvée ne peut guère avoir l'idée. »

Les récits de Marmont s'animent ainsi naturellement, et sans qu'il y vise, de ces impressions morales et guerrières; on sent toujours l'homme en lui.

Les vicissitudes extrêmes de cette rapide campagne ont amené Marmont avec Mortier auprès de Paris, dont Napoléon est éloigné, et que les armées étrangères atteignent et pressent déjà. C'est là qu'il va livrer un des plus glorieux combats dont les annales françaises conservent le souvenir, le dernier combat de 1844. Arrivé à Charenton et sentant l'importance du poste de Romainville pour la défense de la capitale, il envoie un officier pour reconnaître si la position est déjà occupée par l'ennemi. L'officier, sans y aller, fait son rapport et dit que l'ennemi n'y est pas. Marmont s'y porte; il part de Charenton une heure avant le jour (30 mars) pour aller occuper le plateau avec 1,000 ou 1,200 hommes d'infanterie, du canon et quelque cavalerie. Il y arrive à la pointe du jour. L'ennemi y était, et l'affaire s'engage; mais la défense à l'instant prend un tout autre caractère; elle est offensive et fière, et l'ennemi, étonné de cette brusque attaque, n'agit plus qu'avec circonspection, lui qui peut engager en tout plus de 50,000 hommes, quand les deux maréchaux ensemble n'en ont pas 14,000. Marmont n'avait à lui que 7,500 hommes d'infanterie appartenant à 70 bataillons différents, et par conséquent ne se composant que de débris, et 1,500 chevaux. Il tint constamment la tête de la défense.

Jusqu'à onze heures du matin, le combat se maintient avec une sorte d'équilibre. Vers midi, l'affaire, un moment trèscompromise, se rétablit encore. Cependant le roi Joseph donne de Montmartre l'autorisation aux maréchaux d'entrer en pourparlers avec le prince de Schwarzenberg et l'empereur de Russie. Marmont envoie le colonel Fabvier pour dire au roi Joseph que, si les choses ne vont pas plus mal sur le reste de la ligne, rien ne presse encore; il avait l'espérance de pousser la défense jusqu'à la nuit. Le colonel Fabvier ne trouve plus le roi Joseph à Montmartre; le roi, emmenant le ministre de la guerre et tout le cortége du pouvoir, était parti pour SaintCloud et Versailles. Cependant, vers trois heures et demie ou quatre heures, l'ennemi, s'apercevant du peu de forces qu'il a en face de lui, déborde et débouche de toutes parts; on va être pris de vive force; c'est le moment de capituler. On envoie des officiers en parlementaires; un seul parvient à pénétrer jusque dans les rangs ennemis. Le maréchal, voulant s'assurer par lui-même, descend dans la grande rue de Belleville :

« Mais à peine avais je descendu quelques pas, je reconnus, dit Marmont, la tête d'une colonne russe qui venait d'y arriver. Il n'y avait pas une seconde à perdre pour agir, le moindre délai nous eût été funeste. Je me décidai à prendre à l'instant même un poste de 60 hommes, qui était à portée; sa faiblesse ne pouvait pas être aperçue par l'ennemi dans un pareil défilé. Je chargeai à la tête de cette poignée de soldats avec le général Pelleport et le général Meynadier. Le premier reçut un coup de fusil qui lui traversa la poitrine, dont heureusement il n'est pas mort; et moi j'eus mon cheval blessé et mes habits criblés de balles. La tête de la colonne ennemie fit demi-tour.»

Les troupes françaises se replièrent sur le plateau en arrière de Belleville et où se trouvait un moulin à vent. C'est alors seulement que l'officier envoyé en parlementaire, qui avait franchi les avant-postes ennemis, revint avec un aide-de-camp du prince de Schwarzenberg et un autre de l'empereur Alexandre, et que le feu qui durait depuis douze heures cessa. Il fut convenu que les troupes se retireraient dans les barrières, et que les arrangements seraient pris et arrêtés pour l'évacuation de la capitale.

<< Telle est, dit Marmont en terminant cette partie de ses Mémoires, telle est l'analyse et le récit succinct de cette bataille de Paris, objet de si odieuses calomnies, fait d'armes si glorieux, je puis le dire, pour les chefs et pour les soldats. C'était le soixante-septième engagement de mon corps d'armée depuis le 1er janvier, jour de l'ouverture de la campagne, c'est-à-dire dans un espace de quatre-vingt-dix jours, et où les circonstances avaient été telles que j'avais été dans l'obligation de charger moi-même l'épée à la main, trois fois, à la tête d'une faible troupe.

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Pour achever de le peindre dans cette dernière attitude où nous l'avons vu, repoussant la colonne russe à la tête de 60 hommes, qu'on se rappelle que son bras droit était hors de service depuis la bataille d'Arapilès, que sa main gauche avait le pouce et l'index fracassés depuis Leipzig. Tel il était, à pied, car son cheval venait d'être blessé sous lui (le cinquième cheval depuis l'ouverture de la campagne). Il portait dans le combat cette tête haute qu'on lui connaît, la poitrine et le cœur en dehors. Joignez-y sa tenue martiale et ce costume qui lui est particulier, le frac sans broderie, le chapeau à plumes blanches, un pantalon blanc toujours et de fortes bottes à l'écuyère, C'est ainsi que nous le voyons rentrer dans Paris cou

vert de la poussière et frémissant de l'émotion du combat. Il n'avait à cette époque que quarante ans.

Est-ce là un noble guerrier? Est-ce un traître? et peut-il en trois ou quatre jours le devenir?

Il aurait dû mourir ce jour-là pour sa gloire, disent des historiens que j'estime, mais qui ne voient que le côté brillant et purement militaire de la destinée; et peut-être bien que lui même, à certaines heures, ulcéré dans son honneur de soldat, il aura dit comme eux. Et moi, je crois qu'il faut dire, en embrassant toute la condition humaine : « Il est mieux qu'il ait vécu pour montrer ce que peut le malheur, la force des circonstances, une certaine fatalité s'attachant, s'acharnant à plus d'une reprise à une belle vie, un cœur généreux ressentant l'outrage sans en être abattu, sans en être aigri, et finalement une belle intelligence trouvant en elle des ressources pour s'en nourrir et des résultats avec lesquels elle se présente aujourd'hui, en définitive, devant la postérité. »

Lundi 12 avril 1852.

LE MARECHAL MARMONT,

DUC DE RAGUSE.

(Suite.)

Au sortir du sanglant et glorieux combat du 30 mars, Marmont, rentrant à Paris en son hôtel rue Paradis-Poissonnière, vit arriver chez lui, dans la soirée, ce qui restait dans la ville de grands fonctionnaires, les chefs de la, garde nationale, les magistrats municipaux, et les personnages marquants de tout genre. Il y reçut l'impression parisienne du moment, qui était très-vive, non-seulement celle de la banque et de la finance, mais celle de la bourgeoisie élevée et de tout ce qui avait le sentiment pacifique et civil. Ce passage de quelques heures à Paris eut la plus grande influence sur sa manière d'agir les jours suivants.

Chacun paraissait d'accord sur la chute de l'Empereur : le nom des Bourbons était déjà prononcé par quelques-uns. Celui qui, ce soir-là, en parla le plus énergiquement, était M. Laffitte; il plaidait pour eux et pour les chances favorables d'une Restauration. A quelques objections que Marmont lui adressa : << Eh! monsieur le maréchal, répondit-il, avec des garanties écrites, avec un ordre politique qui fondera nos droits, qu'y a-t-il à redouter? >>

«

Les serviteurs les plus dévoués du régime impérial, ceux qui plus tard en ont paru les martyrs, n'étaient pas alors des derniers à céder à la force des choses. M. de Lavalette, directeur général des postes, était ce soir-là chez le maréchal : celui

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