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camarade et ce second indispensable, j'allais dire ce miroir involontaire de La Fontaine. En nous racontant, d'après Tallemant des Réaux (alors inédit), la grande aventure d'amour de Maucroix avec Mile de Joyeuse, marquise de Brosses, M. Walckenaer pourtant a commis une de ces fautes que je me suis déjà permis ailleurs de signaler en lui. Au lieu de nous rendre ce récit dans les termes mêmes plus qu'à demi légers, plus qu'à demi narquois, et avec le sel de l'original, il a voulu le traduire dans sa propre langue, il y a mêlé une élégance trompeuse; il parle en un endroit de la désolation que la volonté d'un père « porta dans le cœur de la malheureuse Henriette (Mlle de Joyeuse); » enfin, il attendrit un peu trop le récit de Tallemant et y répand ce que j'appelle une teinte du style de Louis XVI, ce qui est le plus loin du ton de cette Régence de Mazarin.

On me pardonnera de noter cette faute qui est fréquente chez M. Walckenaer, et qui est sa seule infidélité comme biographe. Cette infidélité de ton, il l'aura en toute circonstance lorsqu'il parlera du grand siècle, et malgré sa familiarité si réelle avec les principaux comme avec les moindres personnages de ce beau temps. Ainsi, au tome i de ses Mémoires sur Mme de Sévigné, s'il veut nous raconter l'histoire de cette séduisante et fragile marquise de Courcelles, au lieu de lui emprunter les expressions incomparables de sa propre confession, il les traduit, il les polit, il les modernise, c'est-à-dire il les altère; il ne paraît pas croire avec Paul-Louis Courier que la moindre femmelette de ce temps-là écrit et cause mieux qu'un académicien de nos jours. Ceci tient à un défaut général de l'époque où est venu M. Walckenaer. Car de dire qu'il lui a manqué, au milieu de cette éducation si solide et si diverse, un bon maître de rhétorique qui réprimât en lui toute velléité de fausse rhétorique, ce n'est pas toucher le point juste. Où était-il alors ce professeur de rhétorique excellent, qui apprît à ses élèves à s'en passer? Fontanes lui-même, qui revenait avec une simplicité relative au grand siècle, Fontanes avait ses scrupules, et n'aurait pas tout permis en matière de citations. Ce n'est que graduellement, et par une étude de plus en plus délicate, qu'on est arrivé à bien savoir, non-seulement les circonstances et les faits littéraires des diverses époques, mais à en sentir le style et à le respecter. Du temps de

M. Walckenaer, on a vu le savant M. de Chézy, dans ses traductions de poëmes orientaux, chercher à reproduire je ne sais quel modèle d'élégance cérémonieuse et uniforme, plutôt que de calquer avec simplicité et énergie les originaux qu'il avait sous les yeux et qu'il admirait. C'est ainsi que M. Walckenaer, qui connaît si bien son xvIIe siècle, qui en sait les grandes et les moyennes et les plus petites choses, qui nous en redit les menus propos, n'est pas averti de bonne heure qu'il y a là un goût particulier, un style dont les négligences ont leur grace, une saveur dans les moindres dires qui ravit ceux qui l'ont une fois sentie, et qu'un amateur comme il l'est devrait se bien garder de corriger.

M. Walckenaer est classique, mais il l'est à travers le goût de son temps et de sa jeunesse, et il y a une teinte première dont il ne s'est jamais débarrassé. En tête de sa petite nouvelle d'Eugénie (1803), où il ne veut qu'intéresser par une simple histoire touchante et vertueuse, il dit, dans la préface, que « la scène ne se passe ni en Russie, ni en Hongrie, ni au XIVe siècle, mais en France et de nos jours. C'est assez faire entendre aussi, je pense, ajoute-t-il, que les personnages ne sont pas des Sauvages de l'ancien ni du nouveau monde; ils sont Français et costumés à la française: enfin, ce qui est encore plus extraordinaire, autant du moins qu'il a été possible à l'auteur, ils parlent français... » Il y a dans ces lignes une critique, une allusion directe au roman d'Atala qui venait de paraître. Et pourtant, ce Chateaubriand, qui semblait alors ne point parler français, revenait et nous ramenait par des hauteurs un peu escarpées et imprévues à la grande et forte langue, et c'était sur ses traces que le goût lui-même devait retrouver bientôt sa vigueur et son originalité. Ce goût réfléchi et acquis, mais réel, est une des conquêtes de la critique depuis M. Walckenaer. On sait maintenant et l'on sent, pour peu qu'on y prenne garde, en quoi le style de la première époque de Louis XIV diffère du style moyen du milieu du règne, et en quoi ce règne finissant a déjà sa manière confinant au XVIIIe siècle. Pascal, Retz ou La Rochefoucauld n'écrivent point comme La Bruyère, et la langue exquise et juste que Me de Maintenon dans sa vieillesse apprend au duc du Maine ne se laisse confondre avec nulle autre nuance de la langue du même temps. La seule critique fondamentale qu'on puisse

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adresser à M. Walckenaer comme biographe du grand siècle, c'est de n'avoir point paru soupçonner ces questions-là, et de ne les avoir point laissées se poser et se résoudre aux yeux du lecteur par l'art heureux des citations mêmes. Avec un zèle et un goût si louable d'étude et de retour aux sources, il n'a pas eu le sentiment des atticismes.

Ce n'est pas que M. Walckenaer n'eût aucun souci de ce qu'on appelle proprement style; il lui arrivait quelquefois de s'en préoccuper, et il y a de lui telle page où il a visé évidem ment au tableau. J'en veux citer un qui, dans son genre, a de la grâce, et qui est un joli exemple de ce style d'après Louis XVI, dans lequel il entre une réminiscence très-sensible de Bernardin de Saint-Pierre, avec un peu de Marmontel. Je le tire des Lettres sur les Contes de Fées (1826), adressées à une femme dont l'auteur avait été l'ami d'enfance. Cette personne avait m's aux mains de sa petite fille les Contes de Perrault, et elle demandait à M. Walckenaer ce qu'il en pensait. Voici la seconde Lettre tout entière:

« Vous insistez encore, Amélie; peut-être uniquement parce que je résiste. Vous espérez triompher de ma paresse en appelant à votre secours les souvenirs de notre enfance: vous me parlez de ce jour où, tous les deux blottis derrière une charmille, je vous lisais la terrible Barbe-Bleue, quand tout à coup apparut à nos yeux avec son tablier et son bonnet blancs, et son large couteau, le grand cuisinier de votre mère, qui venait nous chercher... pour dîner. Vous demandez si je me rappelle encore la frayeur qu'il nous causa? En me faisant cette question, vous paraissez avoir vous-même oublié les détails de cette journée laissez-moi vous les raconter.

« Il faisait chaud, et, pour lancer ma balle avec plus d'agilité, je m'étais débarrassé de mes plus lourds vêtements. Ma chemisette ouverte flottait sur mes épaules. Je voulais jouer; vous vouliez lire. D'abord vinrent les prières, je résistai : puis l'impatience et la colère; je m'éloignai. Enfin le dépit fit couler vos larmes; alors je m'approchai, je jetai ma balle au loin, je m'assis près de vous... près de vous, Amélie... tel que j'étais. Je lisais, vous écoutiez, mais avec une telle attention, que vos yeux fixés sur moi semblaient suivre tous les mouvements de mes lèvres. Plus j'avançais dans ma lecture, plus j'apercevais dans vos regards et dans tous vos traits une expression de compassion et de terreur, qui me remplissait moi-même d'inquiétude et de crainte.-Quand parut le malencontreux cuisinier et que vous vîtes briller le fer qu'il portait à la main, vous vous précipitâtes aussitôt sur moi. Je sentis une de vos joues se presser sur mon cœur qui battait avec violence. Votre tête, ayant disparu sous les touffes de vos blonds cheveux qui emplis

saient ma chemisette, deux fois se souleva craintive et deux fois se replongea dans sa cachette comme dans un asile tutélaire. Ce ne fut que la troisième fois, et en vous retranchant encore à moitié derrière mon épaule, que vous osâles regarder en face ce bon Jacques, cause involontaire de tant d'effroi !

« Peut-être, Amélie, ce tableau fidèle d'une amitié d'enfance si vraie et si naïve, et accompagnée d'un si charmant abandon, vous fait-il aujourd'hui rougir: alors il ne faudrait plus lant vous enorgueillir de ce rare assemblage de belles qualités que l'on admire en vous, puisqu'il en est une dont vous avez à regretter la perte. En effet, ce scrupule de votre pudeur n'est-il pas un aveu tacite qu'il existe quelque chose de plus pur et de plus chaste que la vertu même ?... c'est l'innocence. »

Cette lettre, je le répète, est un assez joli et assez naturel échantillon du style élégant comme on le concevait dans les premières années du siècle, avant l'effort de régénération de la langue à ses vraies sources: mais entre cette élégance et celle de Louis XIV, on conviendra qu'il y a tout un monde.

M. Walckenaer publia en 1840 un ouvrage dont le sujet est cher à tous ceux qui ont retenu quelque chose des études de l'antiquité, une Histoire de la Vie et des Poésies d'Horace, en deux gros volumes. Là encore, M. Walckenaer fait preuve d'une grande richesse de ressources, d'une instruction abondante qui environne en quelque sorte toutes les parties de son sujet, et vous y transporte sans trop de fatigue. Un critique érudit et délicat, qui est maître sur Horace, M. Patin, a discuté dans trois articles du Journal des Savants (4) plusieurs des vues et des explications du biographe. Pour moi, je ne puis qu'exprimer un regret qui rentre dans ce que je viens de dire tout à l'heure sur le goût et les urbanités du siècle de Louis XIV, c'est que le biographe, en abordant le siècle d'Auguste, n'ait pas assez senti que le plus grand charme d'une Vie d'Horace, pour le lecteur homme du monde, était l'occasion même de relire le poëte peu à peu et sans s'en apercevoir, moyennant des citations bien prises et qui feraient repasser sous les yeux tous ces beaux et bons vers, trésor de sagesse ou de grâce. M. Walckenaer traduit continuellement Horace, mais il n'en cite pas textuellement un seul vers durant ces deux volumes: entre lui et nous il s'interpose toujours. C'est ainsi que cette saveur du siècle d'Auguste échappe au moment

(4) Octobre 1844, janvier et février 1842.

où l'on était le plus avide et le plus près de la ressaisir. On me dira qu'il ne tient qu'au lecteur d'avoir son Horace ouvert sur sa table, tout à côté des volumes de M. Walckenaer, et de faire lui-même son butin. Mais l'homme, en général, est si paresseux! et il n'est pas donné à qui veut d'être abeille.

On a relevé dans ces utiles et instructifs volumes quelques inadvertances singulières, notamment la traduction des vers de la xive Épode, qui sont censés des reproches de Mécène à Horace : « Pourquoi cette molle paresse, cette torpeur où votre esprit s'oublie? Dans votre soif brûlante, avez-vous donc, Horace, vidé deux cents coupes des eaux assoupissantes du Léthé? » au lieu de : « Avez-vous donc vidé quelques coupes des eaux assoupissantes du Léthé? » Pocula Lethæos... ducentia somnos, et non ducenta. Ici une remarque générale est à faire : M. Walckenaer, laborieux, infatigable, occupé de bien des recherches à la fois, amassait des notes sur chaque sujet, mais il n'en tirait point parti à l'instant même. Revenant plus tard et après des intervalles sur ces précieux amas, il les coordonnait avec zèle, avec rapidité; mais il n'y rentrait pas toujours de tout point avec une entière et rigoureuse précision. En voulant vérifier ses notes, il lui arrivait d'y introduire des confusions légères. Ici, dans le cas présent, il est évident qu'il avait d'abord bien traduit : « Avez-vous donc vidé plus d'une coupe des eaux assoupissantes du Léthé? » Ce mot assoupissantes qu'il avait mis l'atteste: ducentia somnos. Mais en revenant trop rapidement sur sa note, et cherchant à mieux traduire, il a cru lire ducenta au lieu de ducentia: de là cette surcharge singulière de deux cents.

Lorsqu'il publia en 1845 son excellente et louable édition (la première complète) de La Bruyère, il lui arriva de commettre un certain nombre de ces distractions qu'un bibliophile instruit, M. J. d'Ortigue, a relevées dans un article incontestable (1). Ce sont de ces corrections d'amateur qu'il faut noter en marge de son exemplaire, et qui n'ôtent en rien leur valeur à des travaux patients et consciencieux.

Un autre bibliophile plein de feu et original, M. Grille, dans une Correspondance (imprimée) avec M. Walckenaer, releva aussi, au milieu de mille éloges, une inadvertance singulière

(4) Revue indépendante du 25 février 1848.

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