Page images
PDF
EPUB

marge de sa main : « Je me décide à supprimer ce dernier paragraphe, qui avait été inspiré par un mouvement d'amour-propre (1). >>>>

Dans la campagne d'Austerlitz, Marmont, après avoir contribué à la prise d'Ulm, reçut ordre de se mettre à la tête des troupes occupant la Dalmatie; elles étaient composées de ce qu'avait de moins bon l'armée d'Italie. Il les organisa, les exerça, les anima de son zèle. En 1809, elles firent merveille à leur arrivée à Wagram; elles furent signalées comme des troupes d'élite; tenues en réserve et ménagées le jour de la bataille, elles achevèrent la campagne dans la vigoureuse poursuite sur Znaïm, et couronnèrent par une victoire d'avantgarde cette marche « hardie et prudente, » pendant laquelle leur chef les avait guidées, en moins de cinquante jours, du fond de la Dalmatie jusqu'au milieu de la Moravie. Marmont reçut le bâton de maréchal de France à Znaïm (juillet 1809); il avait trente-cinq ans.

Dès le mois de mars précédent, il avait été élevé à la dignité de duc de Raguse pour récompense de son administration vigilante et créatrice dans cette province inculte de Dalmatie: « Quatre-vingts lieues de belles routes, dit-il, construites dans les localités les plus sauvages, au milieu des plus grandes difficultés naturelles, ont laissé aux habitants des souvenirs honorables et qui ne périront jamais. » Ces travaux étaient exécutés par les troupes, qui, noble-. ment inspirées de la pensée civilisatrice du chef, y mettaient leur orgueil comme à une victoire. Des inscriptions gravées sur les rochers disaient aux voyageurs les noms des régiments et des colonels par qui s'étaient faites ces œuvres de paix. Marmont, dans ses rapports avec les troupes ou avec les populations, a toujours eu ce côté sympathique qui s'adresse au moral de l'homme. En 1810, il fit envoyer en France deux cents jeunes Croates pour y être élevés aux frais du Gouvernement dans les écoles militaires ou dans celles des arts et métiers il en retrouva plus tard bon nombre encore remplis de reconnaissance, dans les longs voyages de son exil. A Ra

(1) Ces feuillets ont été conservés et m'ont été communiqués, avec beaucoup d'autres indications utiles, par M. le docteur Grimaud de Caux, longtemps établi à Vienne et à Venise, et qui avait voué au maréchal un vif et profond attachement.

guse, il y avait une danse à laquelle on avait donné son nom. Appelé en avril 1814 au commandement de l'armée de Portugal, Marmont entra dès lors dans cette carrière de lutte, de succès chèrement achetés, et de revers, qui occupe les dernières années de l'Empire. En prenant ce commandement des mains de Masséna, il ne se fait aucune illusion sur les difficultés de la tâche et sur la nature des moyens; après quelques considérations sur le pays, théâtre de la guerre, il en vient au moral et au matériel des troupes :

« De la misère, dit-il, de l'indiscipline, du mépris de l'autorité, un mécontentement universel, et un désir immodéré de rentrer en France de la part des généraux; une artillerie détruite en entier, et point de munitions; une cavalerie réduite à peu de chose, et ce peu dans le plus mauvais état; l'infanterie diminuée de près de la moitié : lel était tout à la fois le pays dans lequel je devais agir, et l'instrument dont il m'était donné de me servir. »

Une dépêche de lui au prince Berthier, à la date du 23 février 1812, expose à nu tout le péril de la situation et la nécessité d'y pourvoir, si on veut prévenir un désastre. Il indique comme première condition de salut le besoin d'établir l'unité de commandement, et de réunir sous une même autorité toutes les troupes et tout le pays depuis Bayonne jusques et y compris Madrid et la Manche. Le colonel Jardet, envoyé par lui à l'Empereur qui était à la veille de partir pour l'expédition de Russie, eut des audiences sans résultat : « Voilà Marmont, dit l'Empereur, qui se plaint de manquer de beaucoup de choses, de vivres, d'argent, de moyens. Eh bien! mci, je vais m'enfoncer avec des armées nombreuses au milieu d'un grand pays qui ne produit rien. » Et puis, après une pause et un silence de quelques minutes, il s'écria comme au sortir d'une grande méditation : « Mais comment tout ceci finira-t-il? » Jardet, confondu de cette question, répondit en riant: « Fort bien, je pense, Sire. Mais en parlant ainsi, Napoléon s'adressait moins à un autre qu'il ne conversait avec ses propres pensées.

Marmont parvint pourtant, à force de soins, à donner à son armée consistance, confiance et ensemble. Quelques-unes des manœuvres qu'il fit en présence de Wellington, les deux armées se côtoyant, s'observant durant des jours, et chacun des

adversaires évitant de s'engager à moins de se sentir l'avantage, sont des modèles du genre. Le génie des deux nations et le caractère des deux chefs se dessinaient encore, même dans ces marches méthodiques et prudentes. Marmont, fidèle au génie français, et l'un des plus distingués capitaines de cette école de l'armée d'Italie, penchait encore pour l'offensive et en prenait volontiers l'attitude, même quand son rôle était purement défensif. C'est ce qu'on vit au passage du Duero (16 juillet 1812); le duc de Wellington rendait hommage à cette marche offensive, mais prudente, qu'il ne put prévenir ni contrarier: « L'armée française, disait-il, marchait en ce moment comme un seul régiment. »

Mais, peu de jours après, la fortune tournait, et trahissait l'habileté même. Le 22 juillet, Marmont, comptant que les positions respectives des deux armées amèneraient non une bataille, mais un bon combat d'arrière-garde, où il prendrait suffisamment ses avantages, ordonna quelques dispositions en conséquence et quelques mouvements qui s'exécutèrent avec assez d'irrégularité. Il s'aperçut de ces négligences, et voulut les réparer. Au même moment, un général Maucune, «< homme de peu de capacité, mais très-brave soldat, » qui ne pouvait se contenir en présence de l'ennemi, descendit sans ordre d'un plateau où il était posté, et qui, bien occupé, devait être inexpugnable :

« Je m'en aperçus, dit le maréchal, et lui envoyai l'ordre d'y remon. ter. Me fiant peu à sa docilité, je me déterminai à m'y rendre moimême, et, après avoir jeté un dernier coup d'œil du haut de l'Arapilès sur l'ensemble des mouvements de l'armée ennemie, je venais de replier ma lunette et me mettais en marche pour joindre mon cheval, quand un seul coup de canon, tiré de l'armée anglaise, de la batterie de deux pièces que l'ennemi avait placée sur l'autre Arapilès (le plateau d'en face), me fracassa le bras et me fit deux larges et profondes blessures aux côtes et aux reins, et me mit ainsi hors de combat. >>

Cet événement fatal, surtout dans un moment où il n'y avait pas une minute à perdre pour réparer les fautes, mit de la confusion dans les mouvements. Le général Bonnet, qui prit le commandement, fut blessé peu après, et le général Clausel se trouva commander de troisième main. L'incertitude et le décousu qui résulta de cette succession ou plutôt de cette absence de direction principale, n'échappa point au duc de Welling

ton, qui devint moins circonspect, et qui saisit le moment de combattre. L'armée française fut vaincue. C'est ce qu'on appelle la bataille de Salamanque ou des Arapilès, qui acheva de désorganiser notre défense en Espagne.

Marmont, mis hors de combat par de si graves blessures, fut transporté à Burgos et jusqu'à Bayonne, et reçu partout avec les honneurs dus à sa dignité : « Spectacle imposant, dit-il, de cette entrée en pompe d'un général d'armée mutilé sur le champ de bataille, porté avec respect devant les troupes, entrant au bruit du canon et escorté de tout son étatmajor. » Et comme il faut que l'esprit français se retrouve partout, même dans les revers : « Je fis la plaisanterie, ajoute-t-il, de dire que j'avais, pendant ce voyage, assisté plusieurs fois à l'enterrement de Marlborough. »

Sur la foi de son chirurgien Fabre, Marmont résista à toutes les insinuations qu'on lui faisait de se laisser couper le bras (qui était le bras droit); il aima mieux souffrir et obtenir une lente guérison.

Pendant qu'il se mettait péniblement en route de Bayonne pour Paris, le désastre de la campagne de Russie s'accomplissait; on recevait le fatal 29e bulletin de la Grande-Armée, et le lendemain arrivait Napoléon. Marmont le vit aussitôt :

« Je vis l'Empereur dès le lendemain de son arrivée : il me reçut très-bien. Mes blessures étaient encore ouvertes, mon bras sans aucun mouvement, et soutenu par une écharpe; il me demanda comment je me portais, et quand je lui eus dit que je souffrais encore beaucoup, il répondit: « Il faut vous faire couper le bras (1). » Je lui répliquai que je l'avais payé assez cher par mes souffrances, pour tenir aujourd'hui à le conserver; et cette singulière observation en resta là. »

La rude campagne de 1813 commençait, et Marmont y fut un des lieutenants de chaque jour les plus employés et les plus essentiels. Mais ce qui, dans le récit de cette campagne, m'a intéressé bien plus que la narration militaire elle-mème, si claire toujours et si lumineuse chez Marmont, c'est le souvenir des entretiens fréquents qu'il eut avec Napoléon et dont il nous a transmis les particularités saillantes. Pendant l'armistice qui partage en deux cette campagne et dans les se

(1) Le mot, tel qu'il fut prononcé, est exactement celui-ci : « Vous tenez donc bien à cette loque ? »

maines qui précèdent la bataille de Leipzig, Marmont est continuellement rapproché de Napoléon, qui l'appelle, le consulte, admet la discussion sur les plans à suivre et passe outre, emporté par un mouvement plus fort d'impatience ardente et de passion:

<< Son esprit supérieur lui a certainement alors montré les avantages d'un système de temporisation, mais un foyer intérieur le brûlait; un instinct aveugle l'entraînait quelquefois contre l'évidence, parlait plus

haut et commandait. »>

Peu après la reprise de la campagne, à Düben, Marmont, au moment de se coucher, est mandé de la part de Napoléon; il est près d'une heure du matin. L'Empereur, qui a fait sa nuit depuis six ou sept heures du soir, n'est point pressé; il garde avec lui son lieutenant jusqu'après l'heure du déjeuner qui a lieu à six heures du matin. Dans cette conversation de plus de cinq heures, il passe en revue tous les points importants qui l'occupent, discute les divers partis qui lui restent à suivre, et, après les questions militaires, il en aborde d'autres plus générales, comme il faisait souvent. Il se plaint de ses alliés, de son beau-père l'empereur François, et là-dessus il se jette sur une distinction entre l'homme de conscience et l'homme d'honneur. Avec l'homme d'honneur, avec celui qui tient purement et simplement sa parole et ses engagements, on sait sur quoi compter, tandis qu'avec l'autre, avec l'homme de conscience qui fait ce qu'il croit être le mieux, on dépend de ses lumières et de son jugement. Et développant sa pensée : «<< Mon beau-père l'empereur d'Autriche, disait-il, a fait ce qu'il a cru utile aux intérêts de ses peuples : c'est un honnête homme, un homme de conscience, mais ce n'est pas un homme d'honneur. Vous, par exemple (et il prenait le bras de Marmont), si, l'ennemi ayant envahi la France et étant sur la hauteur de Montmartre, vous croyiez, même avec raison, que le salut du pays vous commandât de m'abandonner, et que vous le fissiez, vous seriez un bon Français, un brave homme, un homme de conscience, et non un homme d'honneur. »

« Ces paroles, continue Marmont avec une émotion bien explicable, prononcées par Napoléon et adressées à moi le 11 octobre 1843, ne portaient-elles pas l'empreinte d'un caractère tout à fait extraordinaire ?

« PreviousContinue »