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se mêlant toujours lui-même à ses discours, et faisant de cette espèce d'égoïsme, si insupportable dans les livres ordinaires, le plus grand charme du sien.

L'ouvrage de Montaigne est un vaste répertoire de souvenirs, et de réflexions nées de ces souvenirs. Son inépuisable mémoire met à sa disposition tout ce que les hommes ont pensé. Son jugement, son goût, son instinct, son caprice même lui fournissent à tout moment des pensées nouvelles. Sur chaque sujet, il commence par dire tout ce qu'il sait, et, ce qui vaut mieux, il finit par dire ce qu'il croit. Cet homme qui, dans la discussion, cite toutes les autorités, écoute tous les partis, accueille toutes les opinions, lorsqu'enfin il vient à décider, ne consulte plus que lui seul, et donne son avis, non comme bon, mais comme sien. Une telle marche est longue, mais elle est agréable, elle est instructive, elle apprend à douter: et ce commencement de la sagesse en est quelquefois le dernier terme. Peut-être aussi, cette manière de composer convenait mieux au caractère de Montaigne, ennemi d'un long travail et d'une application soutenue. Il parle beaucoup de morale, de politique, de littérature; il agite à la fois mille questions; mais il ne propose jamais un système. Sa réserve tient à sa parèsse autant qu'à son jugement. Il lui en coûterait de poser des principes, de tirer des conséquences, et d'établir, à force de raisonnements, la vérité, ou ce que l'on prend pour elle. Cette entreprise lui paraîtrait trop laborieuse, et la justesse de son esprit l'avertit que souvent elle ne serait pas moins inutile que téméraire. Il aime mieux se borner à ce qu'il voit au moment où il parle, et semble vouloir n'affirmer qu'une chose à la fois. Ce n'est pas le moyen de faire secte; aussi jamais philosophe n'en fut plus éloigné que Montaigne. Il dit trop naïvement et le pour et le contre. Au

moment où vous croyez tenir sa pensée, vous êtes déconcerté par un changement soudain, qu'au reste il ne prévoyait pas lui-même plus que vous. Une pareille in– certitude, qui prouve plus de franchise que de faiblesse, n'aurait pas dû, ce semble, exciter la sévère indignation de Pascal. Cet inexorable moraliste, si grand par son génie encore au-dessus de ses ouvrages, ne craint pas d'affirmer que Montaigne met toutes choses dans un doute si universel et si général, que l'homme, doutant même s'il doute, son incertitude roule sur elle-même dans un cercle perpétuel et sans repos.

Pascal n'abuse-t-il pas ici de la puissance de son imagination, pour imposer à notre faiblesse par l'énergie de la parole? Quel est ce fantôme d'incrédulité qu'il prend plaisir à élever lui-même, pour l'écraser aisément sous le poids de son invincible éloquence? Où peut-il donc trouver, dans les aveux d'un philosophe si ingénieux et si modeste, cet incorrigible pyrrhonien, poursuivi par le doute jusque dans son doute même, et changeant de folie, sans pouvoir en guérir? Montaigne n'a jamais douté ni de Dieu ni de la vertu. L'apologie de Raymond de Sébonde renferme la plus éloquente profession de foi sur l'existence de la Divinité; et les orateurs sacrés n'ont jamais peint avec plus de force les tourments du vice, et la joie de la bonne conscience. Du reste, Montaigne trouve dans la nature de l'homme de terribles difficultés et d'inconcevables mystères; il regarde en pitié les erreurs de notre raison, la faiblesse et l'incertitude de notre entendement; il affecte un moment de nous ravaler jusqu'aux bêtes, et Pascal l'approuve alors. Ce sublime contempteur des misères de l'homme triomphe de voir la superbe raison froissée par ses propres armes.

Pensées de Pascal, ch. xi.

Il aimerait, dit-il, de tout son cœur le ministre d'une si grande vengeance. Pourquoi donc, ô Pascal, défendiezvous tout à l'heure à un sage de se défier de cette raison que vous-même reconnaissez si faible et si trompeuse? Voulez-vous maintenant le conduire par l'impuissance de penser à la nécessité de croire, et vous semble-t-il qu'il soit besoin de lui arracher le flambeau de la raison pour le précipiter dans la foi?

La métaphysique de Montaigne se réduit donc à un petit nombre de vérités essentielles, qui demandent peu d'efforts pour être saisies. Sur tout le reste il est dans l'ignorance, et il ne s'en fâche pas. Peut-être seulement a-t-il le tort de rapporter avec trop de complaisance les opinions de ceux qui n'ont pas craint d'expliquer tant de choses qu'ils n'entendaient pas mieux que lui. Mais son incertitude, son incuriosité1 se fait-elle sentir dans les principes de sa morale? A-t-il les mêmes doutes lorsqu'il s'agit de nos devoirs? Comme il siérait mal d'employer l'art des rhéteurs avec un écrivain qui s'en est tant moqué, nous avouerons que, si l'on peut disculper sa philosophie d'un pyrrhonisme absolu, sa morale tient beaucoup de l'école d'Epicure. Sans doute il voulait qu'elle fût plus d'usage. Cette philosophie sublime, qui veut changer l'homme au lieu de le régler, en lui présentant pour modèle la perfection désespérante d'une vertu idéale, le dispense trop souvent de la réaliser la leçon ne paraît pas faite pour nous; l'exemple est pris dans une autre nature; on peut l'admirer, mais chacun trouve en soi le droit de ne pas l'imiter. Si vous voulez qu'on tâche d'atteindre au but, ne le mettez pas hors de la portée commune. Le sage, pour faire monter la foule jusqu'à lui, doit se pencher vers elle. C'est le mouvement

'Expression de Montaigne.

naturel de Montaigne. Il vient à nous le premier, en nous montrant les imperfections de son esprit, ses erreurs, ses torts, ses petitesses; mais jamais il n'a rien de bas ni de criminel à nous révéler; et ce bonheur ou cette discrétion me paraît plus utile pour le lecteur que la franchise trop peu mesurée de Rousseau. J'apprends dans les aveux du premier quelles peuvent être les fautes d'un honnête homme; et si j'apprends à les excuser, en revanche, je m'habitue à ne pas en concevoir d'autres : mais je craindrais, en lisant Rousseau', d'arrêter trop longtemps mes regards sur de coupables faiblesses qu'il faut toujours tenir loin de soi, et dont la peinture trop fidèle est plus dangereuse pour le cœur, qu'elle n'est instructive pour la raison.

Montaigne, je l'avoue, ne connaît pas l'art d'anéantir les passions; il réclamerait volontiers, avec la Fontaine, contre cette philosophie rigide qui fait cesser de vivre avant que l'on soit mort. Il aime à vivre, c'est-à-dire, à goûter les plaisirs que permet la nature bien ordonnée. Pour moi, dit-il, j'aime la vie et la cultive, telle qu'il a plu à Dieu nous l'octroyer. Il croit que c'est le parti de la sagesse, et qu'on serait coupable autant que malheureux de se refuser l'usage des biens que nous avons reçus en partage. On fait tort à ce grand et tout-puissant donneur de refuser son don, l'annuler et desfigurer. Tout bon, il a fait tout bon. Ces maximes peuvent être rejetées par quelques esprits austères, qui ne conçoivent pas de vertu sans combat, et jugent du mérite par l'effort. Elles pourraient être dangereuses pour quelques âmes ardentes et passionnées, que leurs désirs emporteraient trop loin, et qui doivent être retenues, parce qu'elles ne savent pas s'arrêter. Mais Montaigne s'adresse à ceux qui, comme lui, éprouvent plutôt les faiblesses que les fureurs des passions; et c'est le grand nombre. Il est le conseiller qui

leur convient. Il ne les effraie pas sur leurs fautes qui lui paraissent une conséquence de leur nature. Il ne s'indigne pas de cette alternative de bien et de mal, qu'il regarde comme une faiblesse dont il trouve l'explication en lui-même. Il ne désespère personne, il n'est mécontent ni de lui ni des autres. Ses principes ne sont jamais sévères: s'ils pouvaient l'être, ses exemples seraient là pour nous défendre et nous rassurer. Il ne cherche donc pas à nous faire peur du vice; peut-être ne croit-il pas en avoir le droit; mais il s'efforce de nous séduire à la vertu, qu'il appelle qualité plaisante et gaie. Pour dernier terme, il nous propose le plaisir, et c'est au bien qu'il nous conduit.

La morale de Montaigne n'est pas sans doute assez parfaite pour des chrétiens: il serait à souhaiter qu'elle servit de guide à tous ceux qui n'ont pas le bonheur de l'être. Elle formera toujours un bon citoyen et un honnête homme. Elle n'est pas fondée sur l'abnégation de soi-même, mais elle a pour premier principe la bienveillance envers les autres, sans distinction de pays, de mœurs, de croyance religieuse. Elle nous instruit à chérir le gouvernement sous lequel nous vivons, à respecter les lois auxquelles nous sommes soumis, sans mépriser le gouvernement et les lois des autres nations, nous avertissant de ne pas croire que nous ayons seuls le dépôt de la justice et de la vérité. Elle n'est pas héroïque, mais elle n'a rien de faible: souvent même elle agrandit, elle transporte notre âme par la peinture des fortes vertus de l'antiquité, par le mépris des choses mortelles, et l'enthousiasme des grandes vérités. Mais bientôt elle nous ramène à la simplicité de la vie commune, nous y fixe par un nouvel attrait, et semble ne nous avoir élevés si haut dans ses théories sublimes, que pour nous réduire avec plus d'avantage à la facile pratique des devoirs habituels et des vertus ordinaires.

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