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des institutions et des peuples: Montesquieu porte plus haut la raillerie. Ses plaisanteries sont la censure d'un

porté avec avantage sur les plus grands objets de l'ordre social. Louis XIV était monté sur le trône, après des troubles civils qui agitèrent l'État sans jeter dans les esprits aucun principe de liberté, parce qu'ils ne tenaient qu'à des ambitions de cour, à des rivalités de pouvoir. Il se rendit la justice de croire qu'il saurait par lui seul maintenir et élever la royauté. Comme le dit ailleurs la Bruyère, il fut lui-même son principal ministre il reprit le rôle de Richelieu, et se montra seulement moins sévère et plus généreux, parce qu'il n'était pas obligé de régner au nom d'un autre. La conduite des parlements, sous Mazarin, avait été si maladroitement factieuse, qu'un roi jeune, habile, et bientôt victorieux, n'eut pas de peine à réduire au néant ces faibles barrières, et à réunir dans sa main le pouvoir absolu. Deux choses sauvèrent la France du despotisme : la magnanimité personnelle du monarque, et cet honneur dont Montesquieu a fait le principe des monarchies; honneur qui, nourri dans les heureux succès de la guerre, se fortifiait chaque jour avec la gloire du souverain, et arrêtait ainsi la puissance arbitraire par ces victoires et ces triomphes même qui servent ordinairement à l'augmenter. L'honneur fut donc sous Louis XIV le contre-poids du pouvoir. Comme l'âme généreuse et la noble délicatesse de ce grand roi lui indiquaient toujours d'avance le point où il aurait rencontré cette barrière, il ne la heurta jamais, et il gouverna sans aucune apparence de contradiction et d'obstacle. Toutes les maximes du pouvoir absolu furent reçues et sanctifiées par la religion. Bossuet devint le publiciste du siècle de Louis XIV, comme il en était le prédicateur et le théologien. La politique de ce grand homme devait être aussi impérieuse que la foi qu'il enseignait. Son ardente imagination se laissait ravir d'enthousiasme pour la splendeur du trône et du monarque; son génie vaste ne pouvait concevoir que dans l'exercice absolu d'une immense domination quelque chose d'égal à sa force, qu'il prenait involontairement pour mesure de la force d'un roi. Ainsi, tandis que dans une île voisine, de factieux sectaires, par une interprétation perverse des saintes Écritures, établissaient la haine de toute primaulé politique et religieuse, et ce qu'ils appelaient l'égalité primitive des hommes, Bossuet puisait également dans les saintes Écritures les maximes d'un pouvoir aussi absolu que les décisions de l'Église et ses leçons mêmes, données au nom de

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gouvernement ou d'une nation. Réunissant ainsi la grandeur des sujets et la frivolité hardie des opinions et du

la religion, semblaient agrandir et consacrer les rois qui, ne pouvant être punis que par Dieu, n'étaient avertis que par ses ministres.

On n'a peut-être point assez remarqué l'influence de Bossuet sur l'esprit de son siècle. Cet homme, par ses doctrines, son caractère et son génie, était singulièrement propre à seconder le règne de Louis le Grand. Ce dédain qu'il exprimait pour les vaines disputes des politiques, cette hauteur de raison avec laquelle il abattait les pensées de l'orgueil humain, cette habitude de ne rien voir d'important pour les hommes que la religion; cette autorité menaçante qui écrasait à la fois les opinions théologiques et les raisonnements républicains des protestants, de manière à rendre toujours la liberté complice de l'hérésie, tout, dans Bossuet, devait servir à l'affermissement du pouvoir absolu, et éloigner les esprits de la discussion des intérêts civils. Cette disposition, préparée par beaucoup de circonstances, devint générale; et le siècle le plus rempli de l'esprit littéraire de l'antiquité parut en même temps le plus indifférent pour les maximes de liberté, qui, dans l'antiquité, sont inséparables de toute littérature. Le progrès rapide des arts, les créations multipliées du génie, présentaient d'ailleurs aux esprits une occupation enivrante et glorieuse, qui peut-être a besoin d'être exclusive, et qui ne pouvait jamais contrarier un pouvoir absolu, dont l'exercice était mêlé de grandeur et de bonté. L'attention publique ne s'était point tournée vers ces sciences économiques, qui nécessairement conduisent aux idées de liberté, en inspirant l'envie de défendre des intérêts que l'on croit bien connaître. Enfin, celte portion d'indépendance, nécessaire à toute époque florissante, se retrouvait dans les disputes religieuses où se jetèrent les plus grands esprits, et qui partageaient et passionnaient le public. Les Lettres provinciales offraient tout l'intérêt, toute la vivacité, toute la hardiesse d'un pamphlet politique. Sans compter l'esprit, il y avait alors plus de malice et de courage à désoler les jésuites, qu'il ne sera jamais possible d'en mettre à poursuivre des ministres. Les jansénistes formaient l'opposition, et la soutenaient par de grands noms, d'excellents écrits, d'illustres amitiés, et beaucoup de faveur populaire. L'indépendance de la pensée, ainsi concentrée, s'exerçait, je le sais, sur des futilités, de vaines arguties. Mais l'indépendance tient moins 6

D. M.

style, il peint encore les Français par sa manière de juger tous les peuples.

L'invention des Lettres persanes était si facile, que l'auteur l'avait dérobée sans scrupule, et même sur un écrivain trop ingénieux pour être oublié. Mais, dans ce cadre vulgaire, avec plus d'esprit que Dufresny, Montesquieu pouvait jeter de la passion et de l'éloquence; et quelquefois le génie du législateur se révélait au milieu des témérités du scepticisme et des jeux d'une imagination riante et libre. Le maître de Platon, le précepteur de la sagesse antique, avant de corriger les erreurs des hommes, avait cultivé les arts. Mais la grave antiquité remarqua toujours que les statues des trois Grâces qui sortirent du ciseau de Socrate jeune encore, étaient à demi voilées. Montesquieu n'a point imité cette pudeur. Nous n'oserons pas dire que, préoccupé du soin de retracer les coutumes des peuples, l'auteur des Lettres per

à la grandeur des choses que l'on défend, qu'à la chaleur, à la publicité, à l'obstination avec laquelle il est permis de les défendre. On peut mettre la liberté partout, pourvu qu'on la conserve. Les controverses de Bossuet et de Fénelon, la résistance si longue et si éclatante d'une grande vertu persécutée, contre tout l'ascendant du pouvoir souverain, furent encore un heureux exemple d'indépendance. Voilà de ces traits qui distinguent la monarchie du despotisme. L'autorité, inaccessible dans son propre domaine, où l'on n'aurait pas même su l'attaquer, luttait seulement pour des questions frivoles, agrandies par l'opinion; mais enfin, elle connaissait une résistance. Lorsque la raison et le temps ont fait disparaître ces premiers aliments offerts à l'activité des esprits, on a dú arriver à des questions plus sérieuses, à des intérêts plus réels. On est sorti de la réserve dont se plaignait la Bruyère un homme né chrétien et Français a pu tout examiner et tout combattre. Que cette hardiesse ait produit du mal, elle n'en est pas moins un résultat obligé des circonstances; elle nous a conduits à la nécessité invincible d'un gouvernement constitutionnel; elle a mis une des plus grandes forces du pouvoir dans cette liberté qui est un de ses périls.

sanes se montrait seulement historien et moraliste dans la vive peinture de l'amour oriental; ou, s'il en est ainsi, nous avouerons qu'il a porté bien loin l'emploi de cet art ingénieux qui soutient l'intérêt de la fiction par la vérité des mœurs. Mais avec quel charme cette vérité des mœurs ne s'unit-elle pas quelquefois sous sa plume à des images chastes et passionnées? Un de ces Parsis proscrits sur leur terre natale retrace, avec l'exemple des grandes injustices de la société corrompue, le tableau de l'amour dans la simplicité des mœurs patriarcales. Le peintre qui reproduit avec tant de force la corruption sans politesse et le grossier despotisme de l'Orient, la corruption spirituelle et raffinée de l'Europe, se plaît à ces images puisées dans les mœurs poétiques de la société primitive.

On peut observer que les plus sérieux philosophes ont cherché dans les rêves de leur imagination le dédommagement des tristes connaissances qu'ils avaient acquises sur la vie humaine : comme si, plus on avait étudié ce monde incorrigible, plus on s'élançait vers un autre monde, dont toutes les lois et toute l'histoire sont à la disposition d'un cœur vertueux. Après avoir éprouvé les caprices de la démocratie et ceux du despotisme, après avoir vu dans Athènes des hommes libres souillés par la mort d'un juste, Platon s'occupait, tantôt à rêver l'Atlantide, tantôt à préparer les institutions de son impraticable république. Tacite, pour se consoler de la peinture trop fidèle de Rome, embellissait l'histoire d'une peuplade sauvage, et faisait sortir la sagesse et la vertu de ces forêts qui cachaient encore la liberté. Morus et Harrington, dans des jours de fanatisme et de fureur, décrivaient le bonheur d'un État libre et sans factions, où la plus par faite sécurité s'unirait à la plus parfaite indépendance.

Des illusions plus instructives et plus vraisemblables

ont inspiré à Montesquieu l'épisode des Troglodytes, de ce peuple si malheureux, quand il est insociable, qui passe du crime à la ruine, se renouvelle par les bonnes mœurs, et, trop tôt fatigué de ne devoir sa félicité qu'à lui-même, va chercher dans l'autorité d'un maître un joug moins pesant que la vertu. Ces trois périodes, admirablement choisies, présentent tout le tableau de l'histoire du monde. Mais ce qui honore la sagesse de Montesquieu, c'est qu'ils renferment le plus bel éloge de la vie sociale. Tandis que Rousseau prononce anathème contre le premier auteur de la société, tandis que, par amour de l'indépendance, il veut arracher les premières bornes qui, posées autour d'un champ, furent le symbole de la justice naissant avec la propriété, Montesquieu fonde le bonheur sur la justice, affermissant les droits de chacun, pour l'indépendance de tous. A ses yeux, l'àge de la corruption et du malheur, c'est le moment où l'égoïsme armé se soulève contre les lois, où la violence des individus détruit les promesses que la société a faites à ses membres. L'àge de la liberté, c'est l'âge de la justice présidant au maintien des intérêts civils, à la sainteté des contrats, à l'équité des échanges, à la perfection de la vie sociale, c'est-à-dire au respect de tous les droits consacrés par elle. Les images des vertus privées, les douces peintures d'une condition parée de l'innocence viennent orner le tableau, pour ajouter à cette première leçon, qui place dans la vertu des citoyens la force de l'État, une autre leçon trop oubliée; c'est que la morale des familles fait les citoyens, et maintient ou remplace les lois. Vérités naïves, au delà desquelles n'auraient pas dû remonter les hardis investigateurs qui, voulant creuser jusqu'aux racines de l'arbre social, l'ont renversé dans l'abîme qu'ils avaient ouvert !

Cette sagesse d'application et de principes que Montes

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