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du talent. La critique impartiale éclaire et devance l'opinion; la critique injuste ne peut l'être toujours, ou du moins elle cesse d'être dangereuse; elle se corrige ou se décrédite on l'écoute encore; mais on n'y croit plus.

Pour nous, jeunes écrivains, dont les faibles commencements n'inquiètent personne, ne nous flattons pas trop vite de mériter des envieux. Malgré la règle commune, il peut arriver qu'on soit médiocre et sévèrement critiqué. Défions-nous de notre orgueil avant de soupçonner l'injustice d'autrui. L'amour des lettres ressemble à toutes les passions; il aveugle, il égare, il nous fait illusion sur nous-mêmes et sur les autres ; il prend l'ardeur de ses vœux pour la mesure de ses forces; il s'indigne d'être arrêté dans son cours, et souvent il a besoin de l'être. Le talent est rare, la vanité crédule, la gloire séduisante.

ÉLOGE

DE MONTESQUIEU.

Le genre humain avait perdu ses titres: Montesquieu les a retrouvés, et les lui a rendus.

VOLTAIRE.

Si toutes les nations de l'Europe, enfin réunies par l'intérêt de l'humanité et la fatigue de la guerre, voulaient élever un monument de leur réconciliation, et choisir un grand homme dont l'image, consacrée dans ce temple nouveau, parût un symbole de justice et d'alliance, elles ne le chercheraient ni parmi les héros ni parmi les rois qu'elles admirent. Sans doute, on ne pourrait pas introduire dans le sanctuaire de la paix la statue d'un capitaine fameux, quand même on en trouverait un seul qui n'eût jamais entrepris de guerres injustes; on n'y recevrait pas un de ces politiques profonds qui, par leur génie, ont fait la grandeur de leur pays; car il ne s'agirait pas alors de la grandeur d'un État, mais du repos de l'Europe; on n'accueillerait pas même l'image révérée des plus grands rois : ils ont quelquefois sacrifié l'intérêt de l'humanité à celui de leurs peuples, ou plutôt de leur

Cet éloge a remporté le prix d'éloquence décerné par l'Académie française, dans sa séance du 25 août 1816.

gloire; et c'est à l'humanité qu'on voudrait élever un

monument.

Mais si l'Europe avait produit un sage dont la gloire fût un titre pour le genre humain, et dont les honneurs, au lieu de flatter une vanité nationale, paraîtraient un hommage décerné par tous les peuples au génie qui les éclaire, un philosophe assez profond pour n'être pas novateur, qui eût bien mérité de tous les siècles par des ouvrages composés avec tant de prévoyance et de réserve, que, sans avoir pu jamais servir de prétexte aux révolutions, ils pourraient en épurer les résultats, et devenir l'explication et l'apologie la plus éloquente de cette liberté sociale, qu'ils n'ont pas imprudemment réclamée; si ce grand homme avait à la fois recommandé le patriotisme et l'humanité; s'il avait flétri le despotisme d'un opprobre aussi durable que la raison humaine; s'il avait montré ce lien de politique qui doit rapprocher tous les peuples, et changer le but de l'ambition, en rendant le commerce et la paix plus profitables que ne l'était autrefois la conquête; s'il avait modéré son siècle et devancé le siècle présent; si son ouvrage était le premier dépôt de toutes les idées généreuses, qui ont résisté à tant de crimes commis en leur nom: ne serait-ce pas l'image de ce véritable bienfaiteur de l'Europe, ne serait-ce pas l'image de Montesquieu qu'il faudrait aujourd'hui placer dans le temple de la paix, ou dans le sénat des rois qui l'ont jurée?

Avant de considérer Montesquieu sous ce noble aspect, avant d'admirer en lui le publiciste des peuples civilisés, nous devons chercher dans ses premiers ouvrages par quels degrés il s'est élevé si haut. Il sied mal, je ne l'ignore pas, de vouloir diviser en plusieurs parties le génie d'un homme supérieur. Le fond de ce génie, c'est toujours l'originalité, attribut simple et unique sous des

formes quelquefois très-variées; mais un homme supérieur se livre à des impressions ou à des études diverses qui lui donnent autant de caractères nouveaux.

Montesquieu a été tour à tour le peintre le plus exact et le plus piquant modèle de l'esprit du xvшe siècle, l'historien et le juge des Romains, l'interprète des lois de tous les peuples; il a suivi son siècle, ses études, et son génie. Les peintures spirituelles et satiriques des Lettres persanes feront pressentir quelques-uns des défauts qu'on reproche à l'Esprit des Lois; mais nous y verrons percer les saillies d'une raison puissante et hardie, qui ne peut se contenir dans les bornes d'un sujet frivole, et franchit d'abord les points les plus élevés des disputes humaines.

Le plus beau triomphe d'un grand écrivain serait de dominer ses contemporains, sans rien emprunter de leurs opinions et de leurs mœurs, et de plaire par la seule force de la raison; mais le désir impatient de la gloire ne permet pas de tenter ce triomphe, peut-être impossible; et les hommes qui doivent obtenir le plus d'autorité sur leur siècle, commencent par lui obéir. Telle est cette influence, que les mêmes génies, transportés à d'autres époques, changeraient le caractère de leurs écrits, et que l'ouvrage le plus original porte la marque du siècle, autant que celle de l'auteur.

Montesquieu, nourri dans l'étude austère des lois, et revêtu d'une grave magistrature, publie, en essayant de cacher son nom, un ouvrage brillant et spirituel, où la hardiesse des opinions n'est interrompue que par les vives peintures de l'amour. Un nouveau siècle a remplacé le siècle de Louis XIV; et le génie de cette époque naissante anime les Lettres persanes. vous le retrouverez là plus étincelant que dans les écrits mêmes de Voltaire : c'est le siècle des opinions nouvelles, le siècle de l'esprit. L'ennui d'une longue contrainte imposée par un grand

monarque, dont la piété s'attristait dans la vieillesse, et le malheur, les folies d'un gouvernement corrupteur et d'un prince aimable, tout avait répandu dans la nation un goût de licence et de nouveauté, qui favorisait cette faculté heureuse à laquelle les Français ont donné, sans doute dans leur intérêt, le nom même de l'esprit, quoiqu'elle n'en soit que la partie la plus vive et la plus légère. C'est le caractère dont brillent, au premier coup d'œil, les Lettres persanes. C'est la superficie éblouissante d'un ouvrage quelquefois profond. Portraits satiriques, exagérations ménagées avec un air de vraisemblance, décisions tranchantes appuyées sur des saillies, contrastes inattendus, expressions fines et détournées; langage familier, rapide, et moqueur; toutes les formes de l'esprit s'y montrent, et s'y renouvellent sans cesse. Ce n'est pas l'esprit délicat de Fontenelle, l'esprit élégant de la Motte la raillerie de Montesquieu est sentencieuse et maligne comme celle de la Bruyère; mais elle a plus de force et de hardiesse. Montesquieu se livre à la gaieté de son siècle; il la partage, pour mieux la peindre : et le style de son ouvrage est à la fois le trait le plus brillant et le plus vrai du tableau qu'il veut tracer. La Bruyère, se plaignant1 d'être renfermé dans un cercle trop étroit, avait esquissé des caractères, parce qu'il n'osait peindre

« Un homme né chrétien et Français se trouve contraint dans «la satire : les grands sujets lui sont défendus; il les entame quelquefois, et se détourne ensuite sur de petites choses qu'il relève « par la beauté de son génie et de son style. » (La Bruyère, ch. 1, des Ouvrages de l'Esprit.)

Si on poussait trop loin cette pensée, si on l'interprétait avec la même rigueur que celle d'un auteur contemporain, on deviendrait injuste envers la Bruyère et le grand siècle où il a vécu. La Bruyère, faisant allusion à ses propres travaux, voulait seulement expliquer par quel motif il bornait aux détails de la vie, et aux ridicules privés, un talent d'observer et de peindre, qu'il aurait

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