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originaux, y placer des physionomies plus expressives que régulières, et au lieu de masques sonores, des voix naturelles et accentuées, faire enfin la tragédie prosaïque et vraie de l'antiquité, voilà ce qui, de nos jours, devait tenter l'imagination de plus d'un poëte et inspirer un nouveau genre d'imitation. Les écueils de ce genre sont, d'après sa nature même, l'excès de licence où il peut tomber, l'excès d'énergie qu'il peut affecter.

L'Académie a pensé que le drame qu'elle couronne, sans échapper tout à fait à ces reproches, offrait, à plusieurs égards, l'application heureuse d'une nouveauté difficile. Le poëte a voulu peindre la vie romaine dans la rudesse de ses premiers âges, la pureté du foyer domestique, les rites pieux dont il était entouré, l'alliance et la sauvegarde commune des devoirs privés et des vertus publiques. En même temps il a hasardé sur la scène tragique un caractère dont le ridicule est apparent, l'héroïsme lointain et caché. Ce caractère se dévoile lentement, mis en présence tantôt de la vertueuse Lucrèce, à laquelle Brutus se confie comme par pressentiment, tantôt de la coupable Tullie, qu'il déconcerte et qu'il accable, même en ne lui opposant que la faiblesse d'une raison à demi égarée : tant le trouble de l'intelligence, son infirmité, son délire est encore supérieur à cette froide folie de l'âme qu'on appelle le vice! Enfin Brutus paraît tout entier au moment où un malheur domestique peut devenir l'affranchissement national; et cette péripétie donnée par l'histoire, mais éloquemment exprimée par le poëte, fait succéder au ton familier du drame le pathétique et la grandeur de la tragédie. Cette variété, ce mélange de tons laisse place sans doute à de graves défauts. Ami du simple et du naturel, faisant effort pour y ramener sa pensée, l'auteur de la nouvelle tragédie prend quelquefois le soin minutieux des

D. M.

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détails pour la peinture des caractères et des mœurs. Quelquefois même, à la reproduction exacte des usages antiques, il joint un anachronisme de sentiments et d'idées que ce contraste rend d'autant plus visible. Enfin son langage animé, expressif, est trop souvent travaillé avec incorrection, et négligé, sans être facile. Ce n'est donc pas la pureté classique, l'élégance continue qui fait le caractère de cet ouvrage remarquable. Il plaît, quoique inégal : l'auteur s'écarte fréquemment du vrai qu'il veut rétablir dans l'art; mais là où il le rencontre, il le rend avec une verve heureuse qu'on ne peut oublier, une expression vive et contenue qui convient beaucoup au théâtre, parce qu'elle frappe l'esprit sans l'éblouir et sans lui paraître ou trop brillante ou trop inusitée. Servant à marquer d'une grave empreinte la vérité historique et la leçon morale, ce style est assez poétique pour un tel sujet, et peut s'approprier heureusement à d'autres traditions romaines. On y sent l'imitation de Corneille, mais sans affectation, sans effort, par la préférence instinctive d'un esprit plus nerveux que cultivé. Que l'auteur mùrisse son talent à la sévère école des historiens anciens! Qu'en cherchant la nouveauté, il sache qu'elle sort moins encore de l'heureux choix que de la puissante méditation d'un sujet! Et notre théâtre, agité depuis quinze ans par tant d'essais hardis, s'honorera d'un poëte de plus, et verra se détacher du drame classique une forme moyenne et populaire dont la fidélité plairait au goût de notre siècle, habile à trouver dans l'étude plus attentive du passé une source d'idées nouvelles.

L'Académie, en délibérant sur le prix qu'elle décerne aujourd'hui, a dû comparer et apprécier plusieurs ouvrages dramatiques plus ou moins rapprochés du double but indiqué par elle. Elle ne les nomme pas, pour s'abs

tenir d'un mélange de critique et d'éloge qui satisfait rarement, et qui n'est pas aujourd'hui nécessaire. Un drame tragique cependant, Don Sébastien de Portugal, par M. Paul Foucher, a paru demander une mention publique, et comme un gage de l'intérêt qui s'attacherait à des fragments d'épopée chrétienne portés au théâtre par une imagination studieuse et vive. Offrant de grandes inégalités, mais relevé par de fortes intentions et quelques scènes heureuses, ce drame est moins une œuvre complète qu'une espérance. Il montre une voie. nouvelle, celle de l'exaltation poétique s'unissant au drame familier dans un sujet moderne.

Cette alliance serait belle à réaliser, et on peut distinguer avec honneur un essai qui tend vers ce modèle par la peinture de l'héroïsme chrétien se mêlant à l'esprit aventureux du XVIe siècle, et par une rêverie de poëte mélancolique jetée au milieu de traits d'histoire bien étudiés et vivement rendus. L'Académie, convaincue de l'influence exercée par le théâtre, propose encore un grand prix pour l'œuvre dramatique qui réunirait le mieux à l'effet moral l'ascendant d'un succès populaire ; et elle attendra, s'il le faut, plusieurs années que ce programme rempli lui permette de faire un choix adopté par le public; à lui surtout appartient d'encourager la poésie. Des travaux plus sévères, les uns brillant encore d'imagination, les autres seulement utiles, trouvent dans les récompenses que décerne l'Académie un appui qu'on ne saurait rendre trop fréquent.

L'Académie conserve à M. Augustin Thierry le grand prix d'histoire si noblement mérité par l'important travail1

Une concurrence inattendue et sortie du passé a fait briller encore les qualités éminentes de l'ouvrage qui a servi de titre spécial au jugement de l'Académie couronnant M. Thierry. Un grand travail qu'avait encouragé Malesherbes, et que le plus rare

qu'elle couronna pour la première fois, il y a six ans. Elle maintient également la distinction décernée à M. Bazin, comme auteur de l'ouvrage d'histoire qui a le plus approché du prix. En se conformant ainsi au vœu littéral du testateur, elle se félicite qu'une fondation, dont il faudra modifier quelque jour le caractère trop exclusif, se soit appliquée dès l'origine à des travaux si dignes d'une exception, et que le jugement nouveau qui pro-. roge en leur faveur les récompenses obtenues, soit encore cette année une justice comparative bien plus qu'un privilége. L'Académie n'a pas cependant méconnu les mérites de quelques-uns des travaux d'histoire qu'elle n'a pu préférer aux deux ouvrages déjà couronnés : elle croit que le mouvement qui jette d'heureux talents dans cette carrière d'études, mérite trop d'être secondé, pour qu'elle ne cherche pas à multiplier les succès et à varier les noms qui les obtiennent. Le prix, jusqu'à présent inamovible, qu'a fondé le baron Gobert, peut s'accroître de quelque partie d'une autre libéralité, et cette dotation du talent historique se diviser pour offrir des récompenses nouvelles et temporaires. Déjà l'Académie a pris cette voie en plaçant plus d'un livre d'histoire au

mélange d'érudition et de sagacité inspira dans la longue solitude d'un château de Bretagne à une personne d'un esprit original, a été récemment publié sur le manuscrit complet laissé par elle. Ce livre de Mlle Lezardières, par le caractère même des assertions souvent paradoxales, quoique tirées de recherches vastes et précises, par la méthode trop sévère de la composition et la gravité uniforme du style, atteste d'autant mieux tout ce qu'il y a de haute intelligence historique dans les Considérations de M. Thierry, et en même temps l'art délicat et profond qui, dans les Récits mérovingiens, anime la science par l'imagination, et fait des deux ouvrages réunis, un ensemble plein d'instruction et de charme. On étudiera très-utilement l'ouvrage de Mlle Lezardières; on relira toujours celui de M. Thierry.

nombre des ouvrages d'utilité morale. On ne peut séparer, en effet, de ce qui épure le cœur, ce qui dirige et affermit la raison. La vérité seule est un progrès, et la vérité morale est le premier de tous. Un écrit, où les rapports de la religion et de l'État sont exposés avec justesse, savoir et modération, a paru à l'Académie un sérieux ouvrage de morale. Laissant de côté la polémique contemporaine, elle a vu le fond même du débat, la part inaliénable de la conscience et de la foi, la part imprescriptible du pouvoir civil, qui est aussi un pouvoir spirituel, c'est-à-dire s'appuyant sur les forces morales de la société. Retracer impartialement ce qui a été fait par ce pouvoir, moins pour son extension que pour sa défense, indiquer les sauvegardes et les barrières qu'il a laissées ou retirées au culte, chercher l'intérêt qu'il peut avoir à la liberté d'une Église particulière, et comment il peut s'accommoder aussi de la primauté extérieure d'une Église universelle, c'était là un grave sujet que les jurisconsultes français du XVIe siècle avaient traité avec une hardiesse instructive, dont le grand publiciste religieux du XVII, Bossuet, n'a pas répudié l'héritage.

L'ouvrage remarqué par l'Académie ne contient qu'une rapide esquisse des faits et des principes, jusqu'à cette grande œuvre du concordat qui, en demandant à Rome de réinstituer une Église de France, lui rendait en principe plus de pouvoir que la révolution ne lui en avait ôté. Là reparut avec le droit la discussion, et bientôt les théories extrêmes à l'appui du pouvoir religieux nouvellement rétabli, près duquel vint se replacer une royauté antique, restaurée comme lui. Mais cette royauté du passé, malgré les changements qu'elle avait essayés sur elle-même, tomba et disparut, tandis que la religion, qui, ne changeant pas, unit le passé à l'avenir, trouva dans le développement même de la liberté

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