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une expression souvent heureuse, quand l'auteur pense d'après lui-même. Ce jeune auteur, M. Henri Baudrillart, peut s'honorer d'avoir été nommé dans un tel concours.

L'Académie a jugé que le sujet, qui nulle part n'était traité tout entier, avait du moins reçu sa forme la plus ingénieuse, son expression la plus piquante dans le discours inscrit n° 10, sous cette épigraphe : De omni re. Cette déclaration d'universalité, cette promesse de parler de tout, qui passe du sujet au panégyriste, est sans doute un écueil; elle exige une rapidité qu'on peut croire superficielle, et qui le sera quelquefois; elle entraîne des jugements trop nombreux et trop concis pour ne pas donner prise à plus d'une objection; elle ne permet pas d'insister assez sur des restrictions nécessaires; elle abrége, en généralisant trop l'éloge, comme le reste. Ces difficultés n'ont point échappé sans doute à l'homme de talent, dont l'Académie couronne le spirituel et élégant travail. Il les a vaincues sur quelques points, éludées sur d'autres. Il analyse plus qu'il ne juge; mais nulle part le rôle de Voltaire dans le XVIIIe siècle, sa tactique de succès et de parti, sa politique de conquérant des esprits n'avait été si vivement décrite, avec tant de nerf et de sagacité. La lecture publique louera mieux que je ne saurais le faire cet ouvrage, où M. Harel montre un goût et un art qui auraient dû depuis longtemps signaler son nom dans les lettres, retard injuste et pénible dont vos suffrages voudront le dédommager aujourd'hui.

Avant cette lecture du Discours sur Voltaire, je dois cependant annoncer le nouveau prix d'éloquence proposé par l'Académie; c'est l'éloge de Turgot, de l'homme qui par la raison et la droiture s'éleva presque

au génie, qui porta dans le pouvoir les vues d'un sage et le cœur d'un citoyen, qui fut le ministre hardi et fidèle de Louis XVI, le digne ami de Malesherbes, et un des plus éclairés précurseurs de nos institutions et de nos lois.

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L'Académie avait proposé, pour sujet du prix de poésie, une des merveilles de l'industrie moderne, cette vitesse accélérée que Leibnitz prévoyait il y a cent ans, lorsque, se complaisant à la pensée des inventions possibles, il promettait que quelque jour un chariot de forme nouvelle franchirait en douze heures le chemin de Hambourg à la frontière de Hanovre. La prédiction est accomplie ! La distance s'est abrégée, et le temps s'est accru pour l'homme. Célébrer cette découverte, la peindre, en marquer l'influence, ce n'est pas une œuvre étrangère au talent poétique. La science, dans ses applications populaires, est aujourd'hui et sera dans l'avenir une des sources de l'imagination; mais cette source est plus féconde que facilement accessible. Une exactitude un peu technique, un enthousiasme déclamatoire sont d'abord à craindre.

L'Académie a reconnu ces défauts dans quelques pièces estimables d'ailleurs; et elle ajourne le prix au

quel deux ouvrages réservés lui avaient paru dignes de prétendre. Le premier de ces ouvrages, sous la forme d'un dialogue inégalement soutenu entre un vieillard et un jeune homme, entre la prudence immobile et l'ardeur d'entreprendre, renferme de nobles pensées et des traits heureux qui gagneront à se dégager de quelques longueurs. Une autre pièce, le n° 43, annonce un goût de facile élégance qui s'enhardira par le travail. D'autres pièces encore pourraient être honorablement citées. L'Académie les retrouvera corrigées et meilleures dans le concours qu'elle maintient pour une nouvelle année.

Sachant bien que des prix sont peu de chose pour susciter la poésie, ce qu'elle demande surtout dans les premiers essais qu'elle encourage, c'est la pureté de la langue et du style, mérite modeste qu'on n'est pas sûr de remplacer quand on le néglige. Elle accueille en même temps toute tentative de nouveauté ou hardie ou sage; car l'esprit d'innovation peut prendre également ces deux formes; et, dans une littérature riche de chefsd'œuvre et travaillée par des systèmes divers, un effort de retour vers la simplicité n'est pas le moins heureux progrès que puisse rechercher le talent.

C'est à ce point de vue que l'Académie dispose enfin du prix qu'elle avait institué depuis longtemps pour la pièce de théâtre qui réunirait le mieux à l'effet dramatique l'intérêt moral, Son suffrage s'est fixé sur une tragédie qui n'a point été mêlée aux luttes orageuses de la scène il y a quelques années, et dont le succès paisible est intervenu à une époque de lassitude et d'armistice entre les théories qui s'étaient disputé le théâtre.

Le sujet de cette tragédie est un des plus vulgairement célèbres dans l'histoire, celui qui sert de date à la

liberté romaine, et qui, rappelé sans cesse par les idées de vertu domestique et de grandeur nationale, a fourni à saint Augustin une méditation contre le suicide, à Leibnitz le texte d'une belle conjecture métaphysique sur la liberté humaine, la liaison des effets et des causes, et la subordination du mal au bien dans l'ordre général du monde, enfin à Shakspeare le premier essai de son génie, avant qu'il eût été touché et saisi par le drame.

Ce sujet, cependant, si dramatique dans l'histoire, avait jusqu'à présent manqué au théâtre. Nulle tentative, digne de mémoire du moins, n'avait porté sur la scène cette tragédie naturelle de la mort de Lucrèce, qui a pour exposition la paix de la famille en contraste avec le trouble de l'État, pour nœud la passion et le caprice poussant au crime, pour dénouement la vertu s'immolant elle-même, par une erreur coupable, au regret de sa pureté innocemment perdue, enfin pour sanction morale une révolution. Un seul homme, éloquent, mais étranger à la poésie, Rousseau, avait, dans les laborieuses ébauches de sa jeunesse, écrit en prose cinq actes assez languissants sur ce grand souvenir que l'art abandonnait comme trop connu pour être rappelé. L'imitation de l'antiquité, d'ailleurs, était devenue moins fréquente, et la curiosité du public, fatiguée des Grecs et des Romains, demandait d'autres noms, de plus récents souvenirs, et la nouveauté dans le choix des sujets comme dans les formes de l'art. Cet abandon de l'antiquité toutefois n'était pas absolu. Ce qui avait surtout lassé le public, c'était la pompe, la solennité trop uniforme que la tragédie moderne avait attachée souvent aux sujets antiques. Reprendre quelques-uns de ces sujets, non comme nobles, mais comme simples, les reproduire avec une grande fidélité de mœurs et de détails

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