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Rousseau. Dès 1789, dans un plan d'éducation qu'il proposait au gouvernement fédéral de la Suisse, il développait son principe d'enseignement, qui consiste à lier toujours à tout travail de la mémoire et du raisonnement, une leçon religieuse et morale, un sentiment de l'âme. Mais il n'eut occasion d'appliquer ce principe à l'enseignement primaire qu'en 1804, après les orages que le contre-coup de notre révolution avait fait passer sur la Suisse, et lorsque les autels venaient d'être relevés en France par l'instinct social d'un grand homme.

L'école de Fribourg, qu'il fut appelé à diriger alors, réalisa bientôt le modèle d'une instruction élémentaire, en partie mutuelle, qui, donnant à tous les enfants un caractère commun de rectitude et de pureté, s'élevait avec les dispositions de quelques-uns d'entre eux, et les conduisait jusqu'où les portait leur esprit. Cette méthode, essayée, reprise, perfectionnée pendant une épreuve de dix-neuf ans, est-elle tout entière dans le livre que l'Académie couronne aujourd'hui ? Non, sans doute. Le détail, les applications manquent; mais on discerne les principes lumineux du maître, on entend sa voix persuasive, son accent du cœur, qui rappelle quelque chose de Fénelon ou de Rollin, avec une sorte de liberté moderne et de judicieuse hardiesse. Ce que le père Girard veut former surtout, c'est la justesse d'esprit et la droiture de cœur. Ce qui s'appelle ordinairement du nom d'instruction, la lecture, la grammaire, l'analyse du langage, n'est pour lui qu'une forme, un cadre où il prétend renfermer une à une les principales vérités de la conscience et de la foi, de sorte que seignement élémentaire qu'il donne comprenne toute une éducation religieuse et morale. La règle est posée; il reste à voir, dans la suite de l'ouvrage, par quel art ingénieux et sans effort le maître pourra lier et ramener

l'en

toujours les déductions souvent arides de l'enseignement élémentaire à quelque vérité religieuse, à quelque sentiment du cœur. Que le vertueux vieillard, qui a conçu et pratiqué ce système salutaire d'études, et qui vient d'en tracer l'introduction d'une main si ferme encore, achève de rassembler ses souvenirs, ou plutôt de les publier! Il n'est pas d'écrit qui mérite mieux d'être offert à la France, et qui, en répondant à la constitution généreuse de l'enseignement primaire dans notre pays, puisse donner à cet enseignement de plus sages et de plus utiles conseils.

Après cet ouvrage si digne du prix Montyon par le bien qu'il rappelle et par celui qu'il peut inspirer, l'Académie partage des récompenses inégales entre plusieurs écrits de forme très-diverse un recueil de fables de M. Halévy, où la leçon morale a reçu souvent de la fiction et des vers un tour agréable et piquant; un tableau de mœurs parisiennes, dessiné avec facilité et avec choix par M. Vander-Burch; un livre de purs et judicieux conseils offert aux ouvriers par M. Egron, et récompensé d'un prix plus élevé que les deux autres ouvrages, comme pouvant faire plus de bien. Nous n'avons pas à discuter ces livres, dont le premier éloge est dans le but qu'ils se proposent. Il nous reste à vous parler du travail que l'Académie avait elle-même présenté à l'émulation des jeunes écrivains ou des hommes de goût et d'expérience que pouvait tenter un sujet difficile.

«< A toi, Voltaire, disait un poëte anglais du dernier « siècle, à toi de plonger dans l'abîme des âges et d'é«<lever les exploits des héros ; à toi le drame, le drame

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renouvelé; à toi la muse épique, l'histoire et la poésie.»> Ces vers de Thompson, ce libre hommage d'un contemporain étranger, ne s'adressaient qu'à Voltaire au milieu de sa course, et ne célébraient qu'une moitié de

son prestige et de sa puissance. Il restait encore, cachée dans l'avenir, cette lutte de quarante ans, diverse, infatigable, mêlée de génie et d'erreurs, amenant, par l'indépendance des esprits et la contradiction des idées avec les institutions, une révolution sans limites, d'où devait sortir, à travers les interruptions et les retours, un nouvel ordre social fondé sur la tolérance religieuse, sur l'égalité civile et enfin sur la liberté politique régulièrement affermie, la liberté politique, ce but et cette récompense du progrès des peuples civilisés.

A ce point de vue qui frappe aujourd'hui tous les regards, l'écrivain célèbre, le grand artiste disparaît devant le novateur; ou plutôt son art, son talent, son génie ne semblent plus que des intruments qui servaient un besoin de son temps, et une pensée principale par laquelle il était emporté lui-même. Mais lorsque telle a été la mission toute polémique d'un homme de lettres, lorsque, au lieu de charmer et d'élever doucement les âmes, il les a troublées par le doute ironique et irritées par la passion, le jugement impartial de la postérité commencera bien tard pour lui. Sa mémoire aura des ennemis, comme il en avait lui-même; et surtout si, dans les écarts de son imagination et l'ardeur de ses controverses, sous l'influence tour à tour augmentée et subie par lui des mœurs de son temps, il a eu le tort de blesser quelques-uns de ces sentiments profonds qui sont la vie morale de l'homme et auxquels la liberté même le ramène, sa gloire, quelque grande qu'elle soit, en souffrira toujours; et il n'obtiendra pas cet éloge complet et paisible que l'humanité décerne à quelques bienfaiteurs irréprochables qu'elle respecte, autant qu'elle les admire.

Parfois, dans la vicissitude des opinions et la réaction des partis et des souvenirs, sa célébrité toujours pré

sente semblera se ranimer avec plus d'éclat encore par une sorte de précaution ou de représaille; mais, par cela même, son éloge le plus ingénieux et le plus calme aura toujours quelque chose de militant et de contesté, comme toute sa carrière. Ce n'est pas cependant d'après cette seule considération que l'Académie, s'écartant de la forme ordinaire de ses programmes, a demandé un Discours sur Voltaire. Elle voulait aussi, en appelant la libre discussion, limiter le sujet. Peut-être un jugement définitif sur Voltaire ne saurait être séparé d'un examen de toute la littérature du XVIe siècle, ni l'examen de cette littérature de l'histoire du temps dont elle était, pour ainsi dire, la puissance publique, dans le déclin de tout le reste. Cela nous ramènerait à la grande question traitée dans cette enceinte, il y a trente ans. Sans la recommencer aujourd'hui, il fallait du moins sortir des formes et du cadre restreint d'un éloge. Le dernier siècle, dans l'ardeur du combat, était disciple des idées de Voltaire et de Rousseau; le nôtre en est juge. Ce changement de point de vue sans doute ne doit pas inspirer une ingrate sévérité envers ceux qui, même en abusant quelquefois de la liberté de la pensée, fondèrent le droit de s'en servir. Mais cette liberté que nous leur devons en grande partie, il nous sied bien de la conserver tout entière à leur égard, et d'apprécier impartialement leurs fautes comme leur génie.

Cette disposition, qui est celle de notre époque, á généralement marqué les ouvrages envoyés à l'Académie. Le jugement s'y montre libre, sans exagération et sans faiblesse. Dans un seul de ces discours, écrit d'ailleurs avec savoir et verve, la censure, constamment amère, se rapproche des hyperboles outrageuses qu'un spirituel écrivain, l'auteur des Soirées de Saint-Péters

bourg, prodiguait à Voltaire, au XVIIIe siècle, aux parlements, à Bossuet lui-même, et généralement à toutes les innovations postérieures à Grégoire VII. Une telle violence n'est pas un jugement. Le premier prosateur du XIXe siècle, dans l'ordre du temps et du génie, le peintre immortel des bienfaits du christianisme sur le monde, M. de Chateaubriand avait su répartir à Voltaire le blâme et l'éloge, le regret et l'admiration, avec une impartialité bien autrement habile et puissante. Cette modération était l'exemple à suivre. Mais il faut qu'elle sorte d'un vif sentiment et d'une étude profonde, qu'elle ne soit pas un calcul, mais une vérité.

Parmi les trois discours qu'a distingués l'Académie, il en est un où ce mérite est d'autant mieux atteint, que l'auteur, esprit grave et sévère, se tient dans une sorte d'abstraction élevée, et regarde plutôt les lois générales de l'humanité que les hommes qui les exécutent et les faits qui les expriment. Ce discours, qui porte pour épigraphe, Deposuit potentes et exaltavit humiles, et qui décrit avec énergie un côté du sujet, n'a point paru en saisir également toutes les parties. Peut-être aussi la pensée forte mais un peu tendue de l'auteur n'a-t-elle pas assez de rapport avec cette pensée si prompte, si naturelle, si brillante dans sa justesse, qu'il fallait partout suivre et juger. L'Académie, en estimant ce travail d'un homme de talent, n'a cru devoir lui accorder que la première mention. Une seconde mention est réservée à un esprit évidemment moins mûri par l'étude. Le discours no 13, portant pour inscription,

J'ai fait plus en mon temps que Luther et Calvin,

est remarquable par des connaissances assez variées, une vive intelligence de quelques parties du sujet,

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