Page images
PDF
EPUB

continues de la faveur publique, la force de reprendre sa tâche et de travailler encore longtemps pour la France, qui s'intéresse à lui, parce qu'elle s'honore de son

nom!

A tous les degrés, Messieurs, les prix de l'Académie sont un engagement comme une récompense. L'homme de goût et de talent nommé après M. Thierry l'a compris ainsi. Il a fortifié, par de courts mais excellents morceaux d'histoire, la réputation durable que lui méritait son tableau du règne de Louis XIII. Jeune encore, et maître de ses loisirs, M. Bazin peut entreprendre de plus grands travaux; mais ceux qu'il a déjà consacrés à une de nos époques historiques gardent, au jugement de l'Académie, la place qu'elle leur avait décernée; et le second prix, institué par le baron Gobert, est encore cette année inamovible comme le premier.

L'Académie cependant se félicite lorsqu'elle peut éten dre le cercle de ses choix et attirer dans l'arène de ses concours quelque mérite nouveau ou trop peu célébré jusque-là. Il est également précieux pour elle, soit de révéler par le succès un talent ignoré, soit d'être l'interprète, même tardive, de l'estime publique envers des travaux lointains et presque étrangers. C'est ainsi qu'elle a renfermé dans notre littérature, et couronné comme utile aux mœurs, l'ouvrage de madame NeckerSaussure, de Genève; c'est ainsi qu'aujourd'hui elle décerne le grand prix Montyon au récent écrit d'un religieux de Fribourg, qui, longtemps occupé de l'éducation de l'enfance, vient de réunir les résultats de son expérience et de ses vues dans un livre qu'il a modestement intitulé: De l'Enseignement régulier de la langue maternelle. A la vérité, Messieurs, ce moine franciscain de Fribourg est le père Girard, déjà connu en Allemagne et en France par un petit nombre d'écrits originaux dans

les deux langues, et par l'admirable école qu'il avait formée dans sa ville natale, où la philosophie, la piété, la mode même venaient, il y a vingt-cinq ans, le visiter de tous les points de l'Europe.

Esprit supérieur, et naïf ami de l'enfance, passant tour à tour de l'enseignement primaire à une chaire de philosophie, unissant à la religion la plus fervente la charité la plus égale, homme de Dieu et de notre siècle, auquel il n'a manqué dans sa longue carrière aucune épreuve, pas même celle des persécutions jalouses que son humilité devait écarter et prévenir, le père Girard n'est réellement pas un étranger pour nous. Son ancienne école de Fribourg était avant tout une école française. Il y a quelques années, il reçut du roi la croix d'honneur, sur l'heureuse initiative d'un de nos confrères, alors ministre de l'instruction publique; le livre qu'il vient de publier est écrit dans notre langue avec cette netteté, cette abondance, ce tour vif et simple auquel nous croirons toujours reconnaître un talent indigène; et enfin, quoique naturalisé Suisse, l'auteur de ce livre, le père Girard, est Français d'origine.

Quant à l'ouvrage même, il présente et il résout une question pleine d'intérêt, surtout pour un pays qui, comme le nôtre, a noblement entrepris de généraliser l'instruction primaire, et de la rendre accessible et utile à tous.

Un tel principe, en effet, une fois posé, dans quelle mesure et par quelle voie peut-il le mieux se réaliser ? Là où la durée de l'enseignement doit être courte et son objet borné, il importe avant tout de bien choisir la méthode; car de ce choix dépendra l'éducation même. Cette méthode est-elle purement technique, a-t-elle pour but exclusif la lecture, l'écriture, les règles de la grammaire et du calcul, l'enfant du peuple sera peu

instruit et ne sera point élevé. Une tâche difficile charge sa mémoire sans développer son âme. Un procédé nouveau est mis à sa disposition; un atelier de plus lui est ouvert, pour ainsi dire; mais la trace de cette instruction sera peu profonde, se perdra même quelquefois par défaut d'application et d'exercice; et elle n'aura point agi sur l'être moral trop souvent absorbé dans la suite par l'assiduité monotone ou la fatigue excessive des travaux du corps. La seule, la véritable école populaire est donc celle où tous les éléments d'étude servent à la culture de l'âme, et où l'enfant s'améliore par les choses qu'il apprend et par la manière dont il les apprend. Cette idée simple et les conséquences qu'elle entraîne dans la pratique, le vertueux instituteur de Fribourg les avait saisies dès le premier âge dans l'exemple de sa propre mère et dans les soins qu'elle donnait à une famille de quinze enfants. Il fut dès lors frappé, nous dit-il, de ce qu'il a depuis ingénieusement appelé la méthode maternelle, en voyant comment la parole est mise sur les lèvres de l'enfant, et comment les pensées et les mots lui arrivent par une leçon instinctive où la mère, en lui nommant les objets sensibles, éveille en lui les idées morales, et lui parle dejà du Dieu qui a fait tout ce qu'elle lui montre. Longtemps après, lorsqu'il fut instruit dans les sciences, et dévoué par la vie religieuse au service de l'humanité, le père Girard se souvint de ces leçons domestiques; il se demanda si ce mode d'enseignement donné par la nature ne devait pas être constamment suivi; et il demeura convaincu que l'étude du langage, qui n'est autre que celle de la pensée même, pouvait devenir le plus complet instrument d'éducation, comme elle en était le premier.

A la même époque, en Suisse également, un autre instituteur célèbre, Pestalozzi, exagérant une idée de

[ocr errors]
[ocr errors]

"

[ocr errors]

Locke, voyait dans les mathématiques le fond de toute instruction, et prétendait se servir de cette science comme de la forme la plus heureuse et la plus sûre pour développer et diriger l'esprit de l'enfance. Le père Girard, qui estimait les innovations ingénieuses et le zèle créateur de Pestalozzi, lui faisait cependant un jour quelques objections sur le principe dominant de sa méthode. « Je «< veux, répondait Pestalozzi dans son ardeur d'exacti-tude, que mes enfants ne croient rien que ce qui pourra leur être démontré comme deux et deux font quatre. En ce cas, reprit doucement le vrai philosophe, si j'avais trente fils, je ne vous en confierais « pas un, car il vous serait impossible de lui démontrer, « comme deux et deux font quatre, que je suis son père, « et qu'il doit m'aimer. » Pestalozzi, qui avait emprunté de Rousseau, et appliquait heureusement quelques vues utiles sur l'éducation physique de l'enfance, mais qui comprenait aussi toute la force du principe moral, ne discuta pas longtemps, et convint qu'il fallait admettre à l'égal des réalités mathématiques les vérités prouvées par la conscience et sensibles au cœur.

[ocr errors]

Mais, sur d'autres points, le contradicteur de Pestalozzi avait à combattre une autorité plus grave dont la séduction éloquente, affaiblie pour nous, dominait encore beaucoup d'imaginations candides ou systématiques de Suisse et d'Allemagne. Même après 1789, et l'expérience formidable qui, dans les années suivantes, avait mis en action certaines idées de Rousseau, ces idées n'avaient pas perdu leur empire. Le paradoxe célèbre développé dans Émile, cette opinion au moins étrange qui, par respect pour la sublime notion de la Divinité, voudrait en préserver l'enfance, la lui cacher, la lui refuser, de peur qu'elle ne la reçût trop aveuglément, cette théorie contraire à la philosophie comme à la nature,

D. M.

32

et si hautement démentie par nos lois actuelles, avait gardé des partisans spéculatifs, même dans les pays où le culte public n'avait matériellement souffert aucune atteinte. On connaît les écoles sans culte un moment essayées en Angleterre par le réformateur Owen. Quelques tentatives d'éducation solitaire furent faites ailleurs dans le même système. On a pu lire, il y a quelques années, le récit ou plutôt la confession psychologique d'un écrivain, d'un philosophe allemand, que son père avait soumis à l'épreuve conseillée par l'auteur d'Emile. Resté seul, par la perte d'une femme tendrement aimée, ce père, homme savant et contemplatif, avait conduit dans une campagne écartée son fils en bas âge; et là, ne lui laissant de communication avec personne, il avait cultivé l'intelligence de l'enfant par le spectacle des objets naturels placés près de lui et par l'étude des langues, presque sans livres, et en le séquestrant avec soin de toute idée de Dieu. L'enfant avait atteint sa dixième année sans avoir lu ni entendu prononcer ce grand nom. Mais alors son esprit trouva ce qu'on lui refusait. Le soleil, qu'il voyait se lever chaque matin, lui parut le bienfaiteur tout-puissant dont il sentait le besoin. Bientôt il prit l'habitude d'aller dès l'aurore au jardin rendre hommage à ce dieu qu'il s'était fait. Son père le surprit un jour, et lui montra son erreur en lui apprenant que toutes les étoiles fixes sont autant de soleils répandus dans l'espace. Mais tel fut alors le mécompte et la tristesse de l'enfant privé de son culte, que le père, vaincu, finit par lui avouer qu'il existait un Dieu, créateur du ciel et de la terre.

Le père Girard, Messieurs, avait devancé dès longtemps cette réfutation expérimentale de la méthode de

1 M. Santenis.

« PreviousContinue »