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DISCOURS

SUR LES AVANTAGES ET LES INCONVENIENTS

DE LA CRITIQUE 1.

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Un excellent critique serait un artiste qui aurait beaucoup de science et de goût, sans préjugés et sans envie.

VOLTAIRE.

L'éloge d'un orateur ou d'un poëte, l'étude attrayante de ses ouvrages, l'enthousiasme facile qu'inspire son génie, le sentiment continuel d'une admiration toujours profitable à celui qui l'éprouve, voilà sans doute pour les jeunes élèves de l'art d'écrire une tâche plus heureuse, que ne paraît l'être l'examen d'un droit littéraire, peu connu, mal respecté, dont les abus fréquents amusent l'indifférence, et n'irritent que ceux qu'ils menacent. Il est si doux de célébrer une gloire qu'on admire et qu'on aime! Il est si pénible de parler souvent d'injustice et d'envie! Cependant ces idées plus tristes sont à jamais inséparables des souvenirs brillants de gloire et de génie,

Ce discours a remporté le prix d'éloquence, décerné par l'Institut, classe de la Langue et de la Littérature françaises ( séance du 21 décembre 1814).

que nous aimons à retracer. L'envie occupe toujours une place dans l'histoire des écrivains célèbres; et l'on ne peut admirer leurs chefs-d'œuvre, sans se souvenir de leurs détracteurs. Mais une censure impartiale triomphe des critiques passionnées elle distingue et place les hommes; elle détruit l'imposture des réputations; elle épargne au talent supérieur ces concurrences inégales et ces rivalités factices auxquelles on voudrait toujours le rabaisser; elle répand, elle autorise les leçons du goût; elle prépare des instructions aux successeurs des grands modèles. Ainsi, la critique, dans ses abus ou dans ses avantages, touche de si près à la littérature, qu'elle se confond avec elle; et, lorsqu'on essaie d'en fixer le caractère, d'en rappeler les devoirs, au milieu de cette enceinte, où retentit tant de fois l'éloge des grands écrivains, ne semble-t-il pas que, par une succession naturelle, on discute la cause commune des lettres, après avoir célébré les talents divers dont elles ont reçu leur plus belle gloire? Dans ce difficile examen, la bienséance et l'éloignement de toute passion m'interdisent cette amère vivacité qui donne des ennemis et des lecteurs; mais, si je suis modéré jusqu'à la froideur, peut-être j'en aurai plus souvent raison; et c'est un avantage qu'il ne faut pas trop négliger.

Si l'on remontait à l'origine de la critique, peut-être s'étonnerait-on que quelques hommes se substituent d'eux-mêmes au public, décident à sa place et en son nom, et raisonnent avec autorité sur les impressions que doit éprouver l'esprit d'autrui ; mais, comme cette usurpation est ancienne, supposons qu'elle est devenue légitime. Souvent la critique attaque l'homme de talent et vante les mauvais écrivains; souvent, par ses censures ou par ses éloges, elle trompe le goût public qu'elle devrait avertir; mais une vérité consolante qu'il faut rappeler

avant tout, c'est la puissance d'un bon livre, puissance à laquelle on ne peut comparer qu'une seule chose, l'incurable faiblesse d'un mauvais livre; puisqu'il est également impossible ou d'anéantir l'un, ou de faire durer l'autre.

Le nom de critique est un terme d'une vaste étendue, qui renferme des idées très-éloignées l'une de l'autre. Aristote et Zoile, Fénelon et Scudéry, Voltaire et Desfontaines sont des critiques. Il est naturel, en effet, que la médiocrité envieuse ait cherché de tout temps à médire des talents et des arts; et que le génie impartial ait senti le besoin de les juger. Ainsi, le plus hardi penseur de l'antiquité, le plus ancien peintre de la nature, Aristote, traça les principes de l'éloquence, censura les fautes des poëtes, et marqua les limites de la raison et du goût, comme il avait fixé les principes et les lois des sociétés. Le consul romain qui ne connaissait, après la gloire du patriotisme, que celle de l'éloquence et des lettres, écrivit sur les secrets de cet art dont il était le modèle 1, instruisit ses contemporains, et jugea ses rivaux qu'il avait effacés 2.

Ces hommes élèvent la critique au niveau de leurs pensées; ils font disparaître toutes les différences qui séparent l'art de juger du talent de produire, ou plutôt, par la force involontaire de leur génie, ils portent une espèce de création dans l'examen des beaux-arts; ils ont l'air d'inventer ce qu'ils observent. Quintilien s'est approché de ces grands maîtres. A leur exemple il éclaire par la philosophie les principes de l'art oratoire: son goût le fait juge des écrivains supérieurs, son style le fait leur rival. Quintilien et Longin semblent animés de cette ému

Orator.

- De oratore. 2 De claris oratoribus,

>

lation; leurs éloges sont des luttes contre ceux qu'ils admirent; et leur propre éloquence un hommage de plus pour les grands hommes, qu'ils ne peuvent célébrer qu'en les égalant. Nous ne devons pas perdre de vue cette grande et noble critique ; mais elle n'est pas l'objet véritable de ce discours. Il s'agit surtout d'apprécier cette critique inférieure et détaillée qui mêle quelques avantages à beaucoup d'abus, telle enfin que la justice ou la malignité contemporaine l'exerça toujours sur les productions du talent littéraire.

L'imprimerie, cette heureuse découverte des siècles. modernes, qui rendit la pensée populaire, et multiplia l'instruction et la sottise, rendit aussi la critique plus indispensable et plus fréquente. D'abord, il devint si aisé de répandre un libelle, que les hommes mécontents et jaloux ne se refusaient plus le plaisir de le composer. Après un siècle écoulé, dans l'accroissement prodigieux des livres nouveaux, on eut besoin de choisir ; et d'équitables censures pouvaient éclairer sur le choix : malheureusement les bons ouvrages étaient presque toujours les seuls contre lesquels la critique voulait prémunir les lecteurs. Pendant vingt années on écrivit en Italie, pour démontrer que la Jérusalem était un mauvais poëme. Le Tasse vivait. Depuis, la critique n'a plus travaillé que pour le mettre avant ou après l'Arioste. En Espagne les critiques contemporains ont méprisé Cervantes; les critiques modernes l'ont placé tout près de Virgile et d'Homère.

En général, la critique a deux caractères bien différents, selon qu'elle s'exerce sur les vivants ou sur les morts. Son adresse et son triomphe consistent à savoir blâmer les uns, à savoir louer les autres, à contester les réputations contemporaines, à légitimer les anciennes renommées. Ici le plus spirituellement injuste est aussi le

plus habile; là au contraire le plus adroit panégyrist semble toujours le meilleur critique; l'un désire de fautes, l'autre des beautés; et quelquefois chacun de son côté suppose et voit ce qu'il désire. Le public approuve également ces deux méthodes. En effet, c'est un double avantage de se voir autorisé dans ses vieilles admirations, et dispensé d'en adopter de nouvelles. Le sacrifice une fois fait, le consentement une fois donné, on y tient par amour-propre ; et par amour-propre aussi, on n'aime pas à recommencer en faveur d'un autre. Je sais bien que cette répugnance n'est que trop justifiée; c'est même un hommage que l'on doit au talent, de ne pas y croire facilement, et de se défier des premières promesses; mais à la défiance doit succéder la justice. Quelquefois, il est vrai, cette justice est hors de la portée des critiques. Il est une supposition qui ne peut se présenter que dans les commencements d'une grande époque littéraire, celle d'un ouvrage où le génie de l'auteur va plus loin que les lumières de la critique, où il a plus fait qu'elle ne peut juger. En effet la critique éclairée ne saurait exister que longtemps après les bons ouvrages, qui l'in struisent et la forment elle-même. A l'époque où le premier chef-d'œuvre paraît, elle n'est pas encore préparée; ses erreurs viennent de l'ignorance autant que de la passion; mais lorsque les grands écrivains, une fois établis par la force du temps et de la vérité, ont instruit la critique, alors elle puise dans l'étude et l'admiration de ces premiers modèles un art plus réfléchi d'apprécier leurs successeurs. De là cette longue opposition à la renommée de Voltaire; les rigoureuses censures qui accueillirent tous ses ouvrages, et cet éternel procès de sa réputation, qui, jugé depuis longtemps, n'est pas encore fini.

Les sentiments de l'Académie sur le Cid sont le modèle naissant de la saine critique. Il est surtout honorable

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