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RAPPORT

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LES CONCOURS DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

EN 1840.

MESSIEURS,

Le deuil tout récent, le deuil d'hier qui, pour l'Académie et l'Institut tout entier, attriste cette séance, n'a pas été pour nous un motif de la différer. Le nom de celui que nous avons perdu était trop populaire par l'estime, pour que nous n'ayons pas eu l'assurance que la sympathie publique s'unirait à notre douleur, et que, dans l'émotion de cette assemblée, M. Lemercier recevrait ce grave et dernier témoignage qu'emporte avec lui l'homme de talent universellement respecté pour la dignité de sa vie et la noble fierté de son âme. Une telle impression dans un tel auditoire est un exemple dont nous n'avons pas dû priver la jeunesse littéraire. C'est de beaucoup la plus belle couronne qu'on puisse décerner dans cette enceinte.

Un intérêt nouveau devait aujourd'hui s'attacher à la séance annuelle de l'Académie. Pour la première fois, nous avons à décerner la plus grande récompense qui, de nos jours, ait été consacrée à l'encouragement du ta

lent et des sérieux travaux. Ce que faisait Louis XIV, quand, par des bienfaits publics, il assurait indépendance et loisir aux hommes dont l'esprit pouvait honorer son règne, un simple citoyen, un jeune homme sans pouvoir et sans expérience l'a noblement essayé.

Mourant isolé, loin de sa patrie, obscur, sous un nom qui s'était distingué dans les guerres de la république et de l'empire, il n'a songé qu'à la gloire de la France et à ceux qui pourraient la servir et la célébrer; il leur a légué sa fortune, pour prix des savantes recherches et des éloquents travaux qu'ils entreprendraient sur notre histoire.

Gardienne d'une moitié de cette dotation, l'Académie française a voulu n'en disposer qu'après une longue attente et un scrupuleux examen. Trente-trois ouvrages historiques, quelques-uns portant des noms célèbres et respectés, ont occupé ses commissions et ses séances. Je n'ai point à nommer ici les auteurs des livres écartés après cette épreuve; l'Académie ne doit compte que de son choix; et si ce choix est en lui-même justifié par l'éclat et la pureté du talent, il fera deviner assez les critiques littéraires que nous n'exprimerons pas sur d'autres ouvrages. Il a paru à l'Académie que, pour répondre à la pensée du prix, dont elle était dispensatrice, elle 'avait dû prononcer plus d'une exclusion qui n'était pas un blâme, et refuser la couronne à des écrits remarquables d'ailleurs. Ce qu'on lui demandait de désigner, en effet, ce n'était pas quelque travail trop vaste dans l'ensemble pour être soigné dans toutes les parties, quelque monument immense et incomplet, précieux pour les recherches, insuffisant pour l'art; ce n'était pas non plus quelque ouvrage brillant, mais inégal, marqué plutôt par la hardiesse des vues et les vives fantaisies du langage, que par l'irréprochable maturité du talent histo

rique. Sans méconnaître en rien l'imagination et la science, l'Académie devait surtout se montrer fidèle aux principes de ce goût simple et sévère qui, partout désirable, est doublement nécessaire dans l'histoire, où il semble faire partie de la vérité même.

On a dit que l'histoire sans cesse renouvelée par le temps, changeante et inépuisable comme lui, était le genre de littérature qui convient le mieux aux civilisations avancées, et peut le plus échapper à la décadence des langues et du goût. Mais les qualités essentielies au récit, cette clarté parfaite, cet ordre judicieux, cette imagination sobre et tempérée, cette sensibilité contenue que la forme historique commande, elle ne vous les donne pas; et ce n'est qu'à force de réflexions, de comparaisons et d'études, que vous pouvez lentement les acquérir ou plutôt les développer en vous. Indiquer cette route au talent, lui rappeler que la nouveauté et l'étendue des recherches ne sont pas tout dans l'histoire, qu'elle veut en outre un grand art de composition et de style, art d'autant plus élevé qu'il n'a pas de forme précise, et qu'il doit être, en quelque sorte, inventé pour chaque sujet et à chaque époque, c'est là, sans doute, un conseil utile; et c'est ainsi que l'Académie a conçu l'objet et le caractère du prix mémorable qu'elle dé

cerne.

Le nouveau travail d'un homme justement célèbre à d'autres titres, nous a paru sous deux formes différentes offrir dans un haut degré ce mérite de la composition et du style que l'Académie avait à reconnaître et à couronner. Quelques considérations sur notre histoire, quelques récits empruntés à nos vieux temps, voilà tout cet ouvrage. Une heureuse diversité de sujets et de manières en augmente l'effet par le contraste. Vous ouvrez un livre de Légendes Mérovingiennes, dont la naïve et pure ex

pression vous charmera; et ce que vous rencontrez d'abord, c'est une histoire toute intellectuelle de systèmes et d'idées, c'est la discussion des origines françaises telles que chaque siècle les a supposées, et telles que le nouvel historien les démontre, avant de les décrire. Le savant et le publiciste peuvent s'attacher à ces premières pages dans lesquelles sont résolus, avec une profondeur toujours méthodique et sensée, quelques problèmes où s'est parfois trompé Montesquieu, et qui ont fait travailler tant d'esprits élevés, depuis notre ancien secrétaire l'abbé Dubos, jusqu'au paradoxal et éloquent Montlosier.

M. Thierry, dans cette œuvre de haute critique, donne une double leçon : il dissipe l'erreur, et il montre comment elle s'est formée; il rétablit la vérité des temps anciens; et il explique le faux point de vue des temps intermédiaires, nous avertissant ainsi que chaque siècle met beaucoup du sien dans le passé qu'il étudie, et qu'en redressant tout le monde, il faut nous défier un peu de nous-mêmes. Il y a cependant une perspective qui est la vraie; et si quelqu'un peut s'y placer par le constant effort de la science et de l'imagination réunies, si, comme nous le croyons, il n'est rien en histoire d'impénétrable à cette seconde vue que la méditation porte en soi, il appartenait à M. Thierry d'éclaircir l'obscurité de nos origines nationales, d'en fixer les éléments certains, d'arriver à la conviction sans être partial, et d'avoir raison avec nouveauté.

La rectification systématique de quelques noms propres est ici secondaire: si parfois elle a pu sembler contestable, l'intérêt et la lumière que l'auteur a jetés sur les premiers temps de notre histoire n'en subsistent pas moins. Les nouvelles Considérations de M. Thierry ont fait pour les origines de la nation ce que ses lettres sur l'histoire de France avaient fait pour les origines des Communes. Que si

vous ajoutez au mérite de la méthode et de la sagacité ce choix heureux d'idées accessoires qui développe et confirme une première vue, cette expression juste et forte qui met la vérité en relief et laisse un long souvenir, vous ne serez pas étonné que cette partie de l'ouvrage de M. Thierry ait paru, dans l'opinion de juges sévères, mériter à elle seule la plus haute distinction.

Mais l'art savant de l'auteur s'était ménagé un autre succès, plus populaire par les beaux et touchants récits qui forment une moitié de son livre. Là, ce n'est plus la pénétrante analyse du passé; c'est le passé même qui revit par une admirable intelligence des mœurs barbares, et cette connaissance du cœur humain qui retrouve sous tous les costumes le pathétique et le naturel. On dira que ces récits étaient dans les chroniqueurs du temps. Ils y étaient, sans doute, informes, épars, inaperçus; mais le talent qui les remet au jour, la préoccupation érudite et naïve qui nous les rend comme d'anciens épisodes, inséparables de notre histoire, l'émotion et la simplicité du langage, tout cela est l'œuvre de l'écrivain moderne, la création de son savoir et de son art.

L'Académie, en se séparant de tout souvenir, de toute séduction, même la plus légitime, celle d'une juste célébrité, a donc pensé, Messieurs, que le prix fondé par le baron Gobert était dû au dernier ouvrage de M. Augustin Thierry.

Et maintenant que ce prix est proclamé, si la France littéraire se reporte aux premiers temps de la vocation historique dont il est la couronne, si elle regarde cette carrière laborieuse, éclatante, dévouée, si elle compte les monuments qui l'ont déjà marquée, et surtout cette Histoire de la conquête de l'Angleterre par les Normands, titre immortel pour l'historien et pour notre pays, n'approuvera-t-on pas l'Académie d'avoir, en se montrant équi

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