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L'Académie éprouvait sans doute une juste satisfaction à rencontrer, pour objet d'un de ses prix annuels, un ouvrage supérieur et déjà célèbre. Mais ce motif n'aurait pas entraîné sa préférence, si l'ouvrage n'eût paru d'ailleurs atteindre le but moral qu'elle se propose. Elle n'a donc pas considéré si toutes les idées particulières que renferme ce livre, plein d'idées, étaient également utiles aux mœurs et applicables pour nous, mais si ce livre faisait penser, et inspirait de généreux sentiments. Elle y a reconnu ce trait distinctif; et, sans l'adopter dans toutes ses parties, elle le couronne pour l'utilité et la beauté du travail.

Là se trouvent en effet réunies la grandeur du sujet, la nouveauté des recherches, l'élévation des vues. A quelque point qu'on se place, le gouvernement et la société des États-Unis d'Amérique sont un problème curieux ou inquiétant pour l'Europe. Discuter ce problème, analyser ce monde nouveau, montrer ses analogies avec le nôtre et ses insurmontables différences, voir transplantées dans leur lieu d'épreuve le plus favorable, et développées à un haut degré de croissance quelques-unes des théories qui agitent l'Europe, et juger ainsi ce qui, au milieu même d'une nature faite exprès pour elles, manque à leur succès, ou en borne la durée, et les rend impossibles ailleurs, voilà sans doute une des plus graves instructions que puisse donner le publiciste ami de l'humanité; et tels sont les résultats involontaires ou cherchés du travail de M. de Tocqueville.

Nous n'irons pas le comparer prématurément à un de ces ouvrages, fruits incontestables du génie consacré par le temps. Mais le jeune écrivain, formé à l'école de Montesquieu, dont il imite ou reproduit plusieurs caractères, a transporté la même méthode sur des faits nouveaux, et tiré de cette seconde expérience une part personnelle

de vues originales. Montesquieu avait dit : « Le ciel n'est pas plus éloigné de la terre que l'esprit de liberté ne l'est de l'esprit d'extrême égalité. » Mais rien, avant le nouveau publiciste, ne donnait l'idée de cette extrême égalité américaine, qu'il a si vivement dépeinte et si habilement expliquée. En montrant à quelles conditions elle se maintient, de quels secours contradictoires elle a besoin, depuis le zèle religieux jusqu'à l'esclavage, il indique assez combien, avec quelques éléments de moins, la même disposition démocratique peut favoriser l'excès du pouvoir, encore plus que celui de la liberté. Et la leçon qu'il en tire, et qui, cette fois, s'adresse à l'Europe, c'est que le progrès des lumières et des lois doit suivre l'égalité croissante des hommes, et qu'ainsi, apprenant à se régler elle-même, à mesure qu'elle s'élève, la même force populaire peut se plier utilement à des formes diverses de pouvoir, et maintenir en Europe la stabilité monarchique par la liberté des institutions et l'intérêt national.

Mais, à part ces considérations toutes politiques, ce qui fait la beauté et souvent même la profondeur de l'ouvrage, c'est le sentiment moral et religieux dont l'auteur est préoccupé, et qu'il retrouve partout. Ainsi, ces analyses des institutions américaines, ces recherches sur le génie de la démocratie pénètrent plus avant même que la question de gouvernement. Elles touchent au fond même de la nature humaine, et à la grande contradiction sociale de notre siècle, au divorce de l'esprit religieux et de l'esprit de liberté.

Fort des exemples qu'il a devant les yeux, M. de Tocqueville montre que ces deux esprits, loin de se repousser et de se combattre, se servent l'un à l'autre de correctif et d'appui, et que, dans l'Amérique en particulier, c'est au prix de tant d'habitudes religieuses que

tant de liberté peut être supportée. Belle leçon, que cette nécessité, pour l'homme, de compenser en contrainte morale sur lui-même ce qu'il gagne en indépendance illimitée!

Et toutefois, même avec ce contre-poids, l'auteur ne se dissimule pas ce qui manque à ces institutions qu'il admire, et dont il détourne l'Europe, plutôt qu'il ne l'en menace. Depuis cet ouvrage, encore si récent, on a vu, dans les États-Unis d'Amérique, le maintien de l'esclavage protégé par l'impunité du meurtre, et par une sorte de tribunal weymique, démocratiquement organisé; on a vu, sur cette terre de tolérance religieuse, des églises chrétiennes incendiées, afin que la foi à l'esclavage ne fût pas ébranlée, et pour préserver les noirs et les blancs de la contagion de l'Evangile. On lisait partout, il y a peu de jours encore, que, dans une des villes de l'Union, un homme de couleur ayant blessé un magistrat, le peuple, indigné du crime, s'est saisi du coupable, pour le punir au delà des lois, et qu'il l'a brûlé à petit feu sur la place publique, comme faisaient, au même lieu, mais barbare alors et couvert de forêts, les cannibales extirpés par les colons civilisés d'Amérique.

M. de Tocqueville n'a pas raconté ces faits, plus nouveaux que son ouvrage ; mais il les a prévus, en montrant, avec une admirable sagacité, ce qu'il y a de faiblesse dans le gouvernement fédéral, et tout ce que l'extrême démocratie renferme de tyrannie. Un des beaux caractères de son livre, c'est d'être une protestation contre toute iniquité sociale, de quelque nom qu'elle s'autorise, et, dans la vive peinture de la souveraineté du peuple en action, d'avoir mis partout au-dessus d'elle la souveraineté de la justice et de la raison. La philosophie antique avait dit quelques vérités semblables à la

démocratie d'Athènes, qui ne se formait pas d'une populace grossière, comme le suppose quelque part M. de Tocqueville, mais qui n'en était pas moins soumise aux passions de la foule, toute démocratie d'élite qu'elle était. Le publiciste moderne combat ces mêmes passions dans le peuple américain. Habile appréciateur des grands principes de la presse libre et du jury, il regrette de les voir parfois envahis, en Amérique, par ces courants uniformes d'opinion, qu'il appelle le despotisme intellectuel de la majorité; et par là il indique assez combien une nature de gouvernement plus concentrée, moins populaire, pourrait profiter à ces mêmes principes, et leur donner de force en y trouvant appui.

Tel est le livre de M. de Tocqueville. Le talent, la raison, la hauteur des vues, la ferme simplicité du style, un éloquent amour du bien caractérisent cet ouvrage, et ne laissent pas à l'Académie l'espérance d'en couronner souvent de semblables.

Mais ces prix s'appliquent avec moins d'éclat et non moins de convenance à des ouvrages qui n'offrent qu'un caractère d'utilité pratique et de bienfaisance sociale. Le zèle même ne peut être trop encouragé dans cette noble voie; et, chaque année, il peut offrir des résultats. M. Marquet-Vasselot a été distingué, à ce titre, par l'Académie, pour son Examen des diverses théories péniten– tiaires, livre critique et complet, qui montre partout, avec le zèle de l'homme de bien, l'expérience et les utopies pratiques de l'administrateur habile: l'Académie lui décerne une médaille de 3 000 francs.

Une grande question, ou plutôt un fait sur lequel il n'y a plus de question, l'esclavage, étudié en Amérique par M. de Beaumont, ami de M. de Tocqueville, a inspiré un ouvrage où la vérité, vivement sentie, n'aurait eu besoin que d'une forme plus sérieuse ou plus simple. L'Acadé

mie décerne à l'auteur de Marie ou l'Esclavage une médaille de 3 000 francs.

Un récit intéressant de M. Poujoulat, peintre ingénieux et expressif des mœurs de l'Orient moderne, a fixé l'attention de l'Académie. Une médaille de 1 500 francs est décernée à l'auteur de la Bédouine.

Deux écrivains utiles, animés du même zèle, M. Montfalcon et M. Émile Bères, l'un par le Code moral des ouvriers, l'autre par un ouvrage sur les classes ouvrières, ont prouvé combien la précision des connaissances éclaire la philanthropie, et peut la rendre instructive pour la politique. L'Académie leur accorde, à chacun, une médaille de 1 500 francs, et s'attend à retrouver leurs noms et leurs précieux travaux dans d'autres concours.

La sévérité du jugement public, Messieurs, ne croira pas ces récompenses trop multipliées, si elle songe à la munificence du fondateur qui les a préparées, et si elle réfléchit en même temps que, par l'état de notre société, la culture des lettres pour elles-mêmes, les longues études, les recherches savantes, trouvent peu de secours et de loisirs. Les lettres, il est vrai, conduisent à tout, mais souvent à condition de les quitter ; c'est un chemin plutôt qu'un but. Et cependant, ne méritent-elles pas d'être, pour elles-mêmes et pour les services qu'elles peuvent rendre, le dernier terme des plus nobles ambitions?

N'est-il pas désirable dès lors qu'il y ait quelque part des récompenses publiques, des moyens de libre loisir et de travail indépendant, déposés pour le talent qui voudra les mériter? Et ne devons-nous pas regretter que ces prix annuels ne soient pas plus nombreux et plus riches? Le devoir des Académies sera seulement de les distribuer avec une sévère équité, et parfois de s'en servir pour susciter de nouvelles études, ou diriger à propos de nouveaux efforts.

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