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seuls matière tragique, disait-il, et tout ce qui n'était qu'amour, combats de cœur, jusqu'à Zaïre inclusivement, il le renvoyait à la comédie. M. Arnault résistait à ces innovations; et comme un jour, après un long débat, le général lui disait : « Il n'importe je veux que nous « fassions une tragédie ensemble. - Volontiers, lui répondit M. Arnault, quand nous aurons fait ensemble « un plan de campagne. »

Malgré cette familiarité, que tant d'autres auraient enviée, et malgré sa confiance en l'étoile du conquérant, M. Arnault n'acheva pas le voyage. Un devoir d'amitié le retint à Malte, au début de la conquête. Mais il était au premier rang de ceux qui appelaient le retour d'Égypte, et y préparaient l'opinion. Près de Bonaparte, au 18 brumaire, il était un des plus zélés complices de ce coup d'État militaire, qui devint la fondation d'un empire; il l'était, sans calcul personnel. Homme de lettres avant tout, un peu insouciant et fier, M. Arnault ne poussa pas plus loin sa fortune et la faveur du maître. Il s'arrêtait à Malte; et plus tard, loin de la politique et de la cour impériale, il acceptait de modestes et graves fonctions, où son influence, je le sais, fut toujours juste et bienveillante.

Les lettres occupaient tout son loisir. Auteur tragique de l'école de Ducis, il a, dans ses ouvrages, mêlé aux anciennes formes un nouveau degré de terreur, et quelquefois de simplicité. Admirateur passionné de Napoléon, il ne fut pas le chantre de son règne. Ces grands dominateurs qui ébranlent si fortement l'imagination des peuples n'éveillent celle du poëte que longtemps après eux. Doué d'un esprit piquant et satirique, plus fait pour les allusions malignes de l'apologue que pour les pompes du panégyrique, M. Arnault n'a beaucoup loué Napoléon qu'après sa chute, et dans le style sérieux de

l'histoire. Sa partialité alors était l'enthousiasme pour le génie et pour le malheur ; et elle lui a inspiré plus d'une page éloquente. Il avait payé de l'exil le droit de les écrire. Homme de lettres paisible, fort ennemi de toute révolution sociale, il avait été emporté dans les chances d'une révolution de dynastie.

C'est par là qu'il a pu cesser quelque temps d'appartenir à cette Académie, où sa place était si justement marquée, et où tant de vœux le rappelaient. Il y rentra, même sous le pouvoir qui avait eu le tort de l'en bannir. Il y entendit, pour la seconde fois, l'éloge des travaux qui avaient honoré sa vie, et du talent dont nulle révolution n'avait pu le destituer. On lui redit les vers charmants qui ont daté, pour l'avenir, le premier jour de son trop long exil; et il recueillit, dans les suffrages et l'émotion du public, la plus douce récompense d'un noble caractère.

A ce titre, non moins que pour sa renommée, M. Arnault fut appelé à la mission de confiance que la perte du spirituel et respectable Andrieux laissait vacante parmi nous, et qui impose surtout pour devoir d'aimer les lettres, d'en défendre au besoin la dignité, et d'être toujours fidèle aux sentiments qu'elles inspirent et qu'elles commandent.

Combien devons-nous regretter qu'une fin soudaine ait abrégé cette vie encore dans toute sa force, et ait enlevé M. Arnault à ses travaux interrompus! Les Mémoires qu'il écrivait, avec une verve piquante et négligée, sont un monument curieux de sa vieillesse, qui peut défier avec avantage cette critique si souvent ingrate et dure pour les derniers ouvrages de l'artiste et du poëte. Spectateur intelligent et sans ambition, mêlé aux événements du siècle et n'en profitant pas, M. Arnault avait vu beaucoup de choses, et les avait toujours appréciées

avec cette droiture de conscience qui donne de nouvelles lumières à l'esprit. Ni l'intérêt ni les engagements politiques ne prévalaient sur la véracité de ses souvenirs et sur son instinct moral; et il est telle infortune de l'ancienne royauté qui, nulle part, n'a été dépeinte et déplorée avec une sympathie plus touchante que dans les pages de M. Arnault, banni de France en 1815. C'est qu'il avait surtout de la justice dans le cœur. Par là, ses écrits, empreints parfois de passion contemporaine, respirent toujours une sincérité qu'on estime.

Vous avez senti et dignement loué ce mérite de votre prédécesseur, vous, Monsieur, dont la carrière, toujours heureuse et facile, a été si différente de la sienne. Vous savez ce qu'on doit de respect aux muses sévères, aux pénibles études, aux succès laborieux et contestés. Vous le savez par ouï-dire; pour vous, les lettres ne furent dès la jeunesse qu'amusement, célébrité, fortune. C'est une destinée bien rare, de dangereux exemple peut-être, mais que votre talent justifie, et que votre caractère fait aimer en vous.

Ne craignez pas, Monsieur, que je veuille vous louer longuement de cette destinée; mais permettez-moi d'en chercher la cause dans une question plus générale que vous vous êtes proposée tout à l'heure, et que vous avez décidée avec plus d'esprit et de succès que de vérité. Le secret de votre longue prospérité théâtrale, c'est, je crois, d'avoir heureusement saisi l'esprit de notre siècle, et fait le genre de comédie dont il s'accommode le mieux et qui lui ressemble le plus, une comédie vive, dégagée, pressée, non pas un grand tableau d'art, qu'on aurait peu le loisir d'étudier, mais une suite de portraits expressifs qui amusent, qui passent, et dont pourtant on se souvient. Loin donc de partager l'opinion que vous venez de soutenir, loin de croire, comme vous, que le théâtre est par état en

opposition avec les mœurs, qu'il est le contre-pied de la société, et que, pour plaire au public, il ne doit pas du tout lui ressembler, je m'en tiens, je l'avoue, à l'ancienne opinion, et je chargerai vos comédies de réfuter en partie votre discours.

La comédie, sans doute, n'est pas à elle seule toute l'histoire d'un peuple; mais elle explique, elle supplée cette histoire; elle ne dit rien des événements politiques, depuis Aristophane du moins, ou, si vous voulez, depuis Bertrand et Raton; mais elle est un témoin de l'esprit et des mœurs publiques, qui souvent ont donné naissance à ces événements. Sans nommer personne, elle écrit les mémoires de tout le monde. Connaîtriez-vous parfaitement le siècle de Louis XIV sans Molière? Sauriez-vous aussi bien ce qu'étaient la cour, la ville, et Tartufe surtout? Il n'est aucune pièce de Molière, jusqu'au drame fabuleux de Don Juan, qui ne vous montre quelque côté curieux de l'esprit humain dans le xvir siècle, qui ne vous fasse sentir le mouvement des mœurs, et deviner le travail même des opinions, sous le calme apparent de cette grande et majestueuse époque.

Et plus tard, Monsieur, ce théâtre subtil et maniéré de Dorat, de la Noue, ou même de Marivaux, que vous confondez trop avec eux, êtes-vous bien sûr qu'il soit si fort en contraste avec le temps auquel il appartient? Le XVIII siècle, si rempli de présent et d'avenir, pour emprunter vos expressions, n'avait-il pas, dans l'oisiveté de ses classes élevées, dans l'abus de l'esprit, dans la mollesse raffinée des mœurs, quelque ressemblance avec le drame prétentieux qu'il applaudissait? et ne peut-on pas même trouver, à cet égard, que plusieurs comédies de ce temps, qui sont de faibles ouvrages, sont pourtant de fidèles peintures, et que, peu estimées du critique, elles ne sont pas indignes d'un regard de l'historien? Quant

aux bonnes comédies de la même époque, elles en disent encore plus; elles en disent trop; et le Mariage de Figaro, par exemple, est un renseignement incomparable pour l'histoire de la fin d'une monarchie.

J'hésite, Monsieur, à vous suivre plus loin, et à me jeter avec vous, à propos de comédie, dans les annales de notre révolution. Mais, à cette époque même, l'emphase sentimentale, le culte de la vieillesse, de la vertu, de l'enfance, qu'étalait le théâtre, au milieu des fureurs politiques, n'était-ce pas encore un trait de mœurs? Ne peut-on pas y voir le même mensonge social qui se retrouvait dans des discours de tribune et des programmes de fêtes, et qui mêlait un jargon d'humanité à des actes terribles? C'étaient la prédication et les antiennes des ligueurs du temps.

Il me semble donc, Monsieur, que, bon ou mauvais, naturel ou recherché, le théâtre est toujours, comme on l'a dit et jadis prouvé spirituellement, un témoin précieux pour l'histoire des opinions et des mœurs.

Dans les mœurs sont compris les préjugés, les souvenirs, les regrets d'un peuple. C'est pour cela qu'il va chercher parfois sur la scène des images qui ne sont pas l'expression immédiate de son état présent, mais qui lui rappellent ce qu'il souhaite, ou ce qu'il a perdu. Ainsi, pour prendre vos exemples, si, pendant les années pacifiques de la Restauration, vos colonels en retraite, vos vieux et braves soldats, vos guerriers, vos lauriers, pardon, Monsieur, avaient tant de faveur, ce n'est pas que ce tableau fût en contraste avec l'esprit du temps; c'est qu'au contraire il le flattait, en caressant un dépit national; et un politique clairvoyant aurait pu démèler, à ces spectacles si applaudis de la foule, une passion profonde, populaire, que quinze ans n'avaient pas éteinte, et qu'un jour fit éclater.

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