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semble se trahir, à l'insu de l'auteur, par l'audace et la vivacité des mouvements.

Et comment, en effet, la discussion d'une vérité morale intéressante pour l'humanité, le besoin de combattre une erreur honteuse, un préjugé funeste, ne pourraient-ils échauffer l'âme de l'écrivain, l'agrandir, lui communiquer cette force persuasive qui commande aux esprits, et du philosophe éclairé faire un orateur éloquent? Le zèle de la vertu ne serait-il pas aussi puissant que les passions? C'est ainsi que Montaigne me paraît s'élever au-dessus de lui-même, lorsqu'il nous exhorte à fortifier notre âme contre la crainte de la mort. Son style devient noble, grave, austère : à l'imitation de Lucrèce, il fait paraître la Nature adressant la parole à l'homme; mais le langage qu'il met dans sa bouche n'appartient qu'à lui. Sortez, dit-elle, de ce monde, comme vous y êtes entré; le même passage que vous avez fait de la mort à la vie, sans passion et sans frayeur, refaites-le de la vie à la mort. Votre mort est une des pièces de l'ordre de l'univers, une pièce de la vie du monde. Cette élévation se soutient dans tout le discours de la Nature. Il s'y mêle quelques-unes de ces pensées profondes qui forcent l'âme à se replier sur elle-même. Si vous n'aviez la mort, vous me maudiriez sans cesse de vous en avoir privé.

Une pareille éloquence semble appartenir à cette philosophie austère qui ne ménage point l'homme, et le poursuit sans cesse avec l'image de la dure vérité. Ce ton ne peut être habituel chez Montaigne. Il devait porter son caractère dans ses écrits; et ce caractère, qu'il a pris tant de plaisir à nous dépeindre, se compose de faiblesse pour lui-même et d'indulgence pour les autres. Il nous excuse trop aisément, pour nous reprocher avec amertume nos fautes et nos erreurs; et il s'aime trop lui

D. M.

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même, pour s'irriter contre les siennes. Il s'aime trop lui-même! je n'ai pas craint de faire cet aveu: on ne peut en abuser. L'ami de la Boëtie ne sera jamais exposé a l'accusation d'égoïsme. Non; l'égoïsme, ce sentiment stérile, cette passion avilissante, n'a jamais trouvé place là où régnait la pure amitié. Il n'est pas épuisé par l'habitude de s'aimer seul, ce cœur qui conserve une si grande force d'aimer, et l'épanche avec une intarissable abondance sur l'ami qu'il s'est choisi. O la Boëtie! que votre nom toujours répété serve à la gloire de votre ami; que toujours on pense avec délices à cette union de deux ames vertueuses qui, s'étant une fois rencontrées, se mêlent, se confondent pour toujours ! Mais la mort vient briser des liens si forts et si doux : le plus à plaindre des deux, celui qui survit, demeure frappé d'une incurable blessure; il ne fait plus que trainer languissant: il n'a plus de goût aux plaisirs. Ils me redoublent, dit-il, le regret de sa perte. Nous étions à moitié de tout il me semble que je lui dérobe sa part. Deuil sacré de l'amitié, sainte et inviolable fidélité, qui n'a plus pour objet qu'un souvenir ! Quelle est l'âme détachée d'elle-même qui se plaît à prolonger son affliction pour honorer la mémoire de l'ami qu'elle a perdu? C'est celle de Montaigne ; c'est Montaigne qui se fait une religion de sa douleur, et craint d'être troublé dans ses regrets par un bonheur où son ami ne peut plus ètre. On aime à rencontrer dans l'éloge d'un homme supérieur ces marques d'un caractère sensible et tendre. Elles nous donnent le droit de chérir celui que nous admirons; mais que dis-je ? ces deux sentiments, l'admiration et l'amour, se confondent tellement au nom de Montaigne, que l'un disparaît presque dans l'autre. Son idée ne réveille pas en nos âmes ce respect mêlé d'enthousiasme que nous inspirent les génies illustres qui ont fait la gloire des lettres. La distance

nous paraît moins grande entre nous et lui. Nous sentons qu'il y a dans ses principes, dans sa conduite, quelque chose qui le rapproche de nous. Nous l'aimons comme un ami plein de candeur et de simplicité que nous serions tentés de croire notre égal, si la supériorité de sa raison et la vivacité de son esprit ne se décelaient à chaque instant par des traits ingénieux et soudains, que toute sa bonhomie ne peut cacher à nos yeux.

Sa vie nous offre peu d'événements; elle ne fut point agitée c'est le développement paisible d'un caractère aussi noble que droit. La tendresse filiale, l'amitié, occupèrent ses plus belles années. Il voyagea, n'étant déjà plus jeune, et n'ayant plus besoin d'expérience; mais son âme, nourrie si longtemps des souvenirs du génie antique, retrouva de l'enthousiasme à la vue des ruines de Rome. Malgré son éloignement pour les honneurs et les emplois, élu par le suffrage volontaire de ses concitoyens, il avait rempli deux fois les fonctions de premier magistrat dans la ville de Bordeaux. Il croit que son administration n'était pas assez sévère : je le crois aussi. Sans doute il était plus fait pour étudier les hommes que pour les gouverner. C'était l'objet où se portait naturellement son esprit. Il s'en occupa toujours dans le calme de la solitude et dans les loisirs de la vie privée. Les fureurs de la guerre civile troublèrent quelquefois son repos; et sa modération, comme il arrive toujours, ne put lui servir de sauvegarde. Cependant ces orages mêmes ne détruisirent pas son bonheur.

C'est ainsi qu'il coula ses jours dans le sein des occupations qu'il aimait, libre et tranquille, élevé par sa raison au-dessus de tous les chagrins qui ne venaient point du cœur, attendant la mort, sans la craindre, et voulant qu'elle le trouvât occupé à bécher son jardin, et nonchalant d'elle.

Les Essais, ce monument impérissable de la plus saine raison et du plus heureux génie, ne furent pour Montaigne qu'un amusement facile, un jeu de son esprit et de sa plume. Heureux l'écrivain qui, rassemblant ses idées comme au hasard, et s'entretenant avec luimême, sans songer à la postérité, se fait cependant écouter d'elle! On lira toujours avec plaisir ce qu'il a produit sans effort. Toutes les inspirations de sa pensée, fixées à jamais par le style, passeront aux siècles à venir. Quel fut son secret? il s'est mis tout entier dans ses ouvrages. Il jouira donc mieux que personne de cette immortalité que donnent les lettres, puisqu'en lui seul l'homme ne sera jamais séparé de l'écrivain, et que son caractère ne sera pas moins immortel que son talent.

Montaigne, te croyais-tu destiné à tant de gloire, et n'en serais-tu pas étonné? Tu ne parlais que de toi, tu ne voulais peindre que toi; cependant tu fus notre historien. Tu retraças, non les formes incertaines et passagères de la société, mais l'homme tel qu'il est toujours et partout. Tes peintures ne sont pas vieillies après trois siècles; et ces copies, si fidèles et si vives, toujours en présence de l'original qui n'a pas changé, conservant toute leur vérité, n'ont rien perdu de leur éclat, et paraissent même embellies par l'épreuve du temps. Ta naïve indulgence, ta franchise et ta bonhomie ont cessé depuis longtemps d'être en usage :,elles ne cesseront jamais de plaire; et tout le raffinement d'un siècle civilisé ne servira qu'à les rendre plus curieuses et plus piquantes. Tes remarques sur le cœur humain pénètrent trop avant pour devenir jamais inutiles. Malgré tant de nouvelles recherches et de nouveaux écrits, elles seront toujours aussi neuves que profondes. Pardonne-moi d'avoir essayé l'analyse de ton génie, sans autre titre que d'aimer tes ouvrages. Ah! la jeunesse n'est pas faite pour apprécier dignement

les leçons de l'expérience, et n'a pas le droit de parler du cœur humain qu'elle ne connaît pas. J'ai senti cet obstacle plus d'une fois j'ai voulu briser ma plume, me défiant de mes idées, et craignant de ne pas assez entendre les choses que je prétendais louer. La supériorité de ta raison m'effrayait, ô Montaigne ! Je désespérais de pouvoir atteindre si haut. Ta simplicité, ton aimable naturel m'ont rendu la confiance et le courage: j'ai pensé que toi-même, si tu pouvais supporter un panégyrique, tu ne te plaindrais pas d'y trouver plus de bonne foi que d'éloquence, plus de candeur que de talent.

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