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Moins fier, moins indépendant peut-être, Desaix vient se placer à leurs côtés par ses héroïques et modestes vertus. Rien de plus beau que la rivalité de Kléber et de Desaix dans la campagne d'Égypte; et ces deux hommes attirent également les regards par des qualités différentes. Sorti d'une condition pauvre, presque sans éducation, Kléber, avec sa haute stature et son air martial, était un soldat parvenu, mais un soldat plein de génie. Ses manières ouvertes et franches gardaient quelque chose d'un peu rude. Ses paroles énergiques enlevaient le cœur de ses compagnons d'armes dont il était adoré.

Dans le peu de temps qui suivit la victoire d'Héliopolis, jusqu'à sa mort, il montra des talents pour gouverner comme pour vaincre. Plus fier qu'ambitieux, sa loyauté n'aimait pas le génie profond et dissimulé de Bonaparte; et s'il eût vécu, peut-être eût-il été le plus redoutable adversaire du premier consul.

Desaix avait, au contraire, un génie cultivé par la réflexion et l'étude. Savant lui-même, il partageait les travaux de l'Institut d'Égypte. Par sa générosité, son abord affable, son amour des arts, il semblait un nouveau Germanicus envoyé dans l'Orient. Audessus de la jalousie comme de l'ambition, il admirait Bonaparte, et ne s'en défiait pas. Celui-ci, frappé d'une sorte de respect pour la modeste grandeur de Desaix, lui avait confié la partie la plus importante de l'expédition, le soin de soumettre la haute Égypte. Desaix atteignit les Mamelouks, les vainquit, et fit respirer sous sa conquête les malheureux habitants du Saïd. Les chrétiens d'Égypte le chérissaient; les musulmans ne l'appelaient que le sultan juste. Il quitta l'Égypte, au moment où il croyait la guerre terminée, avant la rupture des conventions et la victoire d'Héliopolis. Si Desaix, resté en Égypte, eût survécu à Kléber, on ne peut douter que son génie n'eût longtemps maintenu l'armée française en Orient. Nul homme n'était mieux fait, par son habileté et par ses vertus, pour pacifier un pays vaincu, et civiliser des barbares. Son esprit éclairé avait fortement saisi tous les grands avantages de politique et de commerce que pouvait offrir l'établissement des Français en Égypte. Mais la destinée l'appelait ailleurs ; et l'on ne peut s'empêcher de remarquer ici avec quelle rapidité tous les obstacles s'aplanissaient devant Bonaparte, par la mort prématurée de ces grands capitaines qu'avaient enfantés les guerres de la république.

RÉPONSE

DE M. VILLEMAIN

AU

DISCOURS DE M. ARNAULT,

PRONONCÉ DANS LA SÉANCE DU 24 DÉCEMBRE.

MONSIEUR,

Vos amis se rappellent encore le jour, déjà bien éloigné, où, victime des troubles publics, banni de l'Institut et de la France, au moment de partir, vous traciez à la hâte quelques vers pleins d'émotion sans amertume. C'était une touchante allégorie sur vous-même; c'étaient tout à la fois les incertitudes et la résignation d'un exilé: De ta tige détachée,

Pauvre feuille desséchée,

Où vas-tu? Je n'en sais rien.
L'orage a frappé le chêne
Qui seul était mon soutien.
De son inconstante haleine,
Le zéphyr ou l'aquilon,
Depuis ce jour, me promène
De la forêt à la plaine,
De la montagne au vallon.
Je vais où le vent me mène,

Sans me plaindre ou m'effrayer;

Je vais où va toute chose,

Où va la feuille de rose

Et la feuille de laurier.

Jamais vous n'aviez été plus heureusement poëte, et mieux inspiré que le jour même où l'Académie vous perdait. Le talent est inamovible, et peut se passer des distinctions littéraires, qui ne sauraient se passer du talent. Reprenez aujourd'hui, Monsieur, par d'unanimes suffrages, une place que l'élection libre vous avait autrefois donnée, et qui dès lors semblait devoir ne vous manquer jamais.

Au prix d'une bien pénible épreuve, vous aurez vu les travaux de votre honorable carrière appréciés deux fois, à des époques diverses, et presque par des générations différentes. Que de vicissitudes dans la fortune et dans la gloire ont rempli ce siècle de trente ans! Que de changements ont passé sur la littérature et les arts! Que de révolutions dans les idées! Que de renommées ont brillé et disparu! Celle de l'écrivain original que vous remplacez ne sera pas emportée par ce mouvement rapide.

Picard avait retracé les formes éphémères et, pour ainsi dire, les anecdotes accidentelles de la société ; mais, dans un sujet temporaire, il mit un talent durable. Notre scène comique avait produit un grand homme, que Boileau nommait le plus rare génie de son siècle, et dont la gloire, même dans le nôtre, n'est mise en doute par personne. Après lui se succédèrent en France plusieurs talents comiques, spirituels, délicats. Mais cette création d'après nature, cette verve d'invention, cette gaieté philosophique et familière, elle n'était plus. On en retrouvait seulement quelques traits exquis dans les romans et les comédies de le Sage. A la suite de nos troubles civils,

lorsque la société commençait à se rétablir assez confusément, quelques jeunes gens s'emparèrent du théâtre comique; l'un facile et gracieux; un autre nerveux et dramatique; un autre qui rappelait par son style le goût et l'élégante pureté de Térence. Picard eut pour lui l'invention, l'activité comique, le succès continuel et populaire. Comédien et poëte, comme Shakspeare et Molière, il renouvela l'exemple de cette puissance théâtrale qui enchante doublement le public, et lui fait aimer dans l'auteur l'homme que chaque soir il voit et il applaudit.

Dans la mobilité de cette époque, dans ces subites transformations du gouvernement et des mœurs, il copiait la société à mesure qu'elle posait devant lui. Ses pièces ne sont pas seulement l'histoire, mais le journal du temps.

Le mérite suprême de Picard, ce qui permet de prononcer son nom, à demi-voix, après le grand nom de Molière, c'est le naturel, don précieux, rare, inimitable, que l'on cherche, que l'on redemande, et qui, le jour où nous le retrouverons comme le possédait Picard, sera la plus heureuse innovation que l'on ait vue depuis longtemps. Picard ne le cherchait pas; c'était sa langue : sentiment, idées, expressions, tout lui échappait ainsi, sans qu'il le voulût. On ne remarque pas si son dialogue est spirituel; il est mieux: il vous fait oublier l'auteur et entendre le personnage avec son parler, son accent, sa voix. L'expression la plus simple lui va si bien, qu'il semble toujours un peu gêné dans les vers. Disons vrai, comme lui c'est surtout en prose qu'il est excellent poëte comique.

Picard devait cette vérité de style à son instinct d'observateur; il avait lu dans la vie humaine plus que dans les livres. S'il empruntait parfois aux moralistes quelque vue ancienne sur le cœur humain, il la rajeunissait par

la perspective dramatique. Un jour, un vers d'Horace lui donna toute une comédie charmante et nouvelle sur la plus vieille des vérités. Jusque-là on avait coutume au théâtre de maintenir les caractères; c'était la règle. Il imagina de les bouleverser tous sous le vent de la fortune; et il tira de cette inconstance même la leçon et l'effet dramatique : il fit les Marionnettes, puis les Ricochets. Car souvent une idée heureuse lui servait deux fois. Un passage de la Bruyère lui inspira la Petite Ville; et, comme son modèle, il avait deviné si juste dans les détails, qu'il fut accusé de satires personnelles par plusieurs petites villes à la fois.

Dans des temps si fertiles en révolutions, Picard ne put cependant s'élever jusqu'à la comédie politique: la liberté manquait toujours au talent. Mais, avec l'énergie d'un honnête homme, il donna plus d'une fois à la comédie morale cette austère franchise qui ne s'arrête pas aux ridicules et touche à des vices profonds et sérieux. Les tentations frénétiques de la cupidité, l'agiotage spéculant sur l'instabilité sociale, les calculs de la friponnerie cachant et préparant une banqueroute sous la magnificence d'une fête, trouvèrent en lui un accusateur qui devançait le magistrat : et, en attendant que la justice eût l'appui de la loi, il lui donna celui du talent et de l'opinion, nouveau ressort des États, puissance insaisissable, qui, formée par de libres discussions, devient, dans nos sociétés modernes, la première sauvegarde des droits publics et l'incorruptible mandataire de la vérité.

Après avoir rappelé le caractère moral des écrits de Picard, je ne dirai plus rien de son talent. Pour le juger dignement, pour apprécier cet art ingénieux et savant du poëte comique, il faudrait que celui de nos collègues qui nous est rendu en même temps que vous, Monsieur, vous eût précédé, et que le brillant auteur des Deux

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