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homme de son vivant, il n'est plus estimé que sur la foi de son siècle, parce que, dans la foule de ses compositions précipitées, il-a négligé cet immortel talent d'écrire, qui produit l'intérêt par l'élégance, et met dans un ouvrage l'impérissable empreinte de l'imagination et du goût. Arnauld n'est plus un orateur pour la postérité, parce qu'il ne fut jamais un grand écrivain. Elle ne passera pas ainsi, elle ne perdra pas son intérêt et sa chaleur, l'éloquence de ce Pascal qui, dans quelques lettres polémiques, trouva l'art du ridicule avant Molière, et ressuscita la véhémence de Démosthènes. Je conçois sans peine que la diction de Pascal n'ait pas vieilli : elle devait former notre langue. Cette plaisanterie a quelque chose de vif et de naturel, qui conserve à l'expression une éternelle nouveauté. Dans ce style rapide et moqueur, le besoin d'être concis, pour être toujours piquant, a banni les phrases longues ou faibles, et saisi les vraies tournures, les tournures durables, celles qui sont à la fois les plus expressives et les plus courtes.

Mais cette continuelle invention de style devient plus admirable lorsque, remplaçant la raillerie par l'invective, Pascal s'abandonne à la haute éloquence. Il a laissé l'ironie, qui n'est plus assez forte pour lui. Animé par la présence de ses adversaires, il frappe sans ménagement et sans détour; puis il s'arrête, il retient ses mouvements, il se replie sur sa dialectique invincible; mais sa modération est cent fois plus accablante encore que sa colère.

Qu'un homme sensible à l'éloquence et accoutumé au génie de Démosthènes relise la quatorzième Provinciale, la fameuse lettre sur l'homicide. Pascal enferme d'abord ses adversaires entre la religion corrompue et l'humanité outragée alors il avance contre eux par une progression lente et inévitable, descendant toujours des plus

hauts principes, s'appuyant sur toutes les autorités sacrées, et portant le scrupule de la plus rigoureuse logique dans la démonstration des plus manifestes vérités. Il emploie, pour ainsi dire, à la défaite de ses ennemis, une surabondance de force; et l'on voit qu'il les retient si longtemps sous le glaive de son éloquence, moins pour les réfuter que pour les punir. Chaque fois qu'il achève un argument, la cause est gagnée; mais il recommence, pour traîner ses adversaires vaincus à travers toutes les humiliations de leur erreur.

Cette puissance de dialectique, appliquée aux discussions religieuses, devint une des armes de la chaire chrétienne. Bossuet, dans la foule de ses sermons, rapidement conçus, se livrant à l'ardeur de son imagination et de sa foi, avait commandé la conviction par l'enthousiasme. Bourdaloue fit de l'éloquence évangélique un art profond et régulier. C'est l'athlète de la raison combattant pour la foi. Dans l'ordonnance de ses preuves, dans le choix des développements, dans l'inépuisable fécondité de sa logique, il a retrouvé ce génie de l'invention qui formait la faculté dominante de l'orateur politique ou judiciaire, faculté peut-être plus rare que cette imagination de style, qui se rencontre quelquefois avec l'impuissance de saisir et d'enchaîner les parties diverses d'un ensemble unique. N'y aurait-il pas, Messieurs, une apparente singularité à éprouver, sur un sermon de Bourdaloue, la justesse des règles que Cicéron établissait pour l'ordonnance et la progression d'une attaque judiciaire? Non, sans doute, ce ne sont pas deux genres inconnus l'un à l'autre, que j'aurai bizarrement confondus; c'est l'unité de la logique qui se manifestera dans la diversité de ses applications; et quand vous verrez Bourdaloue traiter trois fois un même sujet, et trois fois inventer une nouvelle combinaison de raisonnements et de

preuves, vous reconnaîtrez le vrai génie de l'orateur. Mais en admirant cet art prodigieux, peut-être nous nous demanderons si la perfection de l'orateur évangélique doit être de surpasser en vigueur de raisonnements les logiciens de l'antiquité. Nous chercherons par d'instructives comparaisons à nous éclairer sur le véritable génie de l'éloquence sacrée; nous interrogerons cette autre antiquité qui commence au milieu de l'avilissement de la Grèce et de Rome, l'antiquité chrétienne qui, par un prodige inouï dans l'histoire de l'esprit humain, relève les arts, tandis que la décadence des empires suivait son cours, comme pour montrer que la grandeur toute morale du christianisme ne devait rien à la fortune. Accoutumés à chercher les chefs-d'œuvre de génie dans des époques de gloire et de prospérité, nous serons étonnés de voir Chrysostome et Grégoire de Nazianze, au milieu de l'invasion des Barbares. Mais ces hommes, nés dans des temps malheureux qu'ils surmontaient par leur religion et leur génie, nous paraîtront dignes de donner des leçons d'éloquence au siècle de Bossuet et de Louis XIV, au siècle le plus savant et le plus poli de l'Europe moderne.

Sans doute ils n'ont pas su toujours se séparer de leurs contemporains; quelquefois même ils ont parlé dans le style bizarre de leur siècle, pour s'en faire mieux entendre. Mais que d'inspirations oratoires n'ont-ils pas trouvées dans la grandeur de leur mission! Plus rapprochés de la naissance du christianisme, ils semblent encore porter sur le front la langue de feu des apôtres. N'étant pas, comme nos grands orateurs sacrés, dans une possession paisible de quinze siècles, ils ont toute l'activité d'une lutte journalière et tout l'enthousiasme d'une récente victoire on entend leurs cris de triomphe et de joie. Il ne leur suffit pas de terrasser ces passions qui, sui

vant Bossuet, feraient de nos cœurs un temple d'idoles. Les temples mêmes et les idoles sont debout: Julien les protége de sa puissance et de ses écrits. La philosophie se soulève en faveur des fables antiques. Le peuple, rendu plus opiniâtre par ses malheurs, redemande ses dieux. Les orateurs sacrés sont partout; ils résistent à Galérius, ils répondent à Symmaque ; ils pleurent sur Théodose et sur Valentinien; ils justifient le christianisme devant les nations qui l'accusent; ils demandent à Genseric d'épargner le genre humain. Dans le débordement des plus effroyables calamités, dans la désolation de l'empire, ils paraissent au milieu des hommes, pour leur défendre de désespérer; et ils entreprennent de consoler l'univers, qu'ils veulent conquérir.

Voilà les intérêts qui donnent aux Pères de l'Eglise une grandeur, un naturel, un enthousiasme, que Fénelon regrettait de ne pas trouver dans la logique éloquente de nos prédicateurs modernes. Sans doute ces intérêts ne sauraient être suppléés. Mais Fénelon lui-même a montré qu'une imagination vive et touchante pouvait répandre encore sur la chaire évangélique quelque chose de cette inspiration primitive. Son admirable sermon sur les missions, rapproché de la doctrine qu'il expose dans ses Dialogues sur l'éloquence, et comparé aux grands exemples des Pères de l'Église, pourra nous apprendre ce qui manque au génie de Bourdaloue. Massillon terminera ce parallèle; et, puisque nous essayons d'examiner les chefs-d'œuvre de la chaire sous un point de vue profane, nous appliquerons à ce grand orateur les préceptes de l'antiquité sur l'élocution et sur le pathétique. Ainsi, Messieurs, tout l'art des anciens rhéteurs se trouvera justifié par des applications qu'ils n'avaient pas euxmêmes prévues. Le style, le choix, la vivacité des images, l'enchaînement facile des périodes, le charme

varié de l'harmonie, tout ce que Cicéron demandait à l'orateur, est réalisé par Massillon. Dans la diversité des deux langues, c'est le style de Cicéron lui-même. Les affections douces, les mouvements persuasifs viennent animer cette régularité de langage; et la lumière orientale des prophètes y répand une teinte d'originalité, sagement adoucie par la perfection de l'élégance et du goût.

Pendant que Louis XIV et sa cour entendent cette mélodie religieuse, qui parle si doucement aux âmes attendries; pendant que l'orateur évangélique, jaloux de plaire pour mieux émouvoir, unit à la sainteté des maximes la pompe élégante du langage et quelquefois la délicatesse des louanges, quelle voix rude et menaçante s'élève loin du trône, et mêle à la parole de l'Évangile les imprécations de la haine? Ce sont les prêtres d'une religion injustement exilée. On a trompé la foi d'un grand monarque : on a chassé les pasteurs, et les troupeaux ont suivi. Déplorable erreur de la politique! les ministres persécutés sont partis, errants comme des apôtres; ils ont secoué la poussière de leurs pieds, et sont montés, pleins de colère, dans les chaires des ennemis de la France. Entendez-vous Saurin, qui réclame contre Lous XIV, qui blasphème contre sa patrie, et prophétise des victoires aux soldats de Guillaume III? La pureté de l'accent français s'est altérée sur la terre de l'exil; les sentiments français ont cédé bien plus encore à l'indignation du malheur : il reste une éloquence altière et négligée, qui ne parle plus aux passions d'un siècle, où les lois et les mœurs ont à jamais proclamé la tolérance.

Quoique l'éloquence religieuse soit la grande éloquence du dix-septième siècle, quoiqu'elle y ait occupé la place que la tribune politique tenait dans l'antiquité, quelques autres productions du génie oratoire ont mar

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