Page images
PDF
EPUB

ments; et on pourrait, en suivant ses vicissitudes, retrouver toute l'histoire morale et politique des peuples. Sous le despotisme, il n'y a pas de place pour l'éloquence, non plus que pour la gloire. Les révolutions deviennent son théâtre et son écueil : elle y brille, pour mourir frappée par le glaive; et les têtes des orateurs sont attachées à la tribune sanglante. Elle s'affaiblit et s'énerve dans la paix des monarchies heureuses, qui redoutent l'agitation de peur du changement. Les républiques mêmes, que l'on croit le domaine de l'éloquence, ne sont pas toujours faites pour elle. L'éloquence ne s'élèvera pas dans ces démocraties économes et modestes, où la liberté n'est pas un effort d'héroïsme, une conquête de l'enthousiasme, mais un avantage du sol, et, pour ainsi dire, un présent de la pauvreté : la Suisse n'a jamais eu d'orateurs. L'éloquence ne s'élèvera pas dans ces républiques factieuses, où les citoyens aiment encore plus la vengeance que la liberté, où la force décide incessamment, et signale ses victoires successives par l'exil et par la mort : Florence n'a jamais eu d'orateurs. L'éloquence ne montrera point son génie dans ces républiques industrieuses et commerçantes, où la liberté même n'est estimée que comme un instrument de richesse, où le patriotisme n'est qu'un calcul d'intérêt, où les plus grands sacrifices sont des spéculations plutôt que des vertus: on n'a jamais vanté les orateurs de Carthage; on ne connaît pas les orateurs de la Hollande. L'éloquence n'osera pas naître dans ces aristocraties ombrageuses, où l'activité du despotisme est rendue plus terrible par le nombre de ceux qui l'exercent, où des républicains tyranniques redoutent d'autant plus la liberté, qu'ils lui doivent leur puissance et règnent en son nom à Venise on ne parlait pas.

L'éloquence a tout à la fois besoin de la violence des passions, et de l'autorité toute-puissante des lois. Mais

cet état est une espèce de prodige difficile et peu durable. Ainsi, dans Athènes, dans Rome, l'éloquence n'eut que de courts intervalles de gloire, au moment même où la liberté allait périr par la guerre civile et par la conquête. Etrange fatalité des institutions et du génie de l'homme! quand l'éloquence s'élève au milieu des institutions faites pour elle, trop souvent elle assiste à leur ruine, et meurt sur leurs débris; elle meurt avec Démosthènes, Antoine et Cicéron. Quand l'éloquence élève une tête hardie, au milieu des institutions qui la repoussent, elle est plus forte pour détruire qu'elle ne l'avait été pour sauver; mais elle meurt encore sur les ruines qu'elle a faites. Ainsi, Rienzi, qui, dans la Rome pontificale prétendait retrouver la Rome des Scipions, Rienzi, dont l'antiquité eût fait un grand homme, mais qui, laissé seul à lui-même entre les débris du Colisée et les inscriptions effacées des tombeaux entr'ouverts, redemandait la tribune des Gracches, et promettait de créer des Romains; Rienzi, avec son audace et son génie, ne semblait qu'un séditieux, et mourait oublié.

Vous remarquerez, Messieurs, qu'en s'interdisant l'éloquence politique, les peuples modernes avaient dû rendre plus tardive et reporter à une époque de civilisation plus éloignée la naissance de toute espèce d'éloquence. La grandeur des intérêts politiques éveille les imaginations, et produit des orateurs. Si l'éloquence avait été, parmi nous, un ressort de l'État, on l'aurait cherchée, dès qu'il y aurait eu des ambitieux; on y serait parvenu, dès qu'il y aurait eu des hommes de talent. Mais l'éloquence, cultivée comme un ornement de l'esprit, a dû attendre, pour se développer avec avantage, l'époque de perfection et de maturité commune à tous les arts.

Sans doute, Messieurs, ce ne sont pas les troubles civils qui ont manqué à la France pour le développement

de l'éloquence; mais ces troubles n'enfantèrent longtemps que des crimes, sans laisser place au génie. Il n'y avait pas d'éloquence qui eût arraché la Saint-Barthélemy du cœur de Médicis. Et l'Hôpital, qui seul aurait osé défendre l'humanité devant Charles IX, avait enseveli dans la retraite son courage et sa voix. Irez-vous chercher l'éloquence parmi les frénésies scholastiques et féroces de la Ligue?

Cependant à l'époque où fut agité ce grand procès, d'où dépendait le bonheur d'un peuple, et tandis que Henri IV plaidait sa cause par des bienfaits et des victoires, un livre singulier, mêlé de bouffonnerie et d'éloquence, vint jeter sur les factieux un ridicule salutaire. La satire Ménippée n'eût-elle d'autre mérite que d'avoir servi la cause d'Henri IV, il faudrait lui donner une place honorable parmi les vieux monuments de notre éloquence politique. Mais cet ouvrage, dégagé de l'enflure oratoire qui surcharge les écrits du même temps, est remarquable par une naïveté pleine de force et de sens. L'ironie, cette arme puissante des orateurs antiques, l'ironie, à laquelle Cicéron consacre un livre entier de ses immortels Traités, s'y fait partout sentir, et n'exclut ni la vigueur de la logique, ni les éclats d'une indignation généreuse. Henri IV prenait lui-même quelquefois la plume, pour soutenir ses droits contestés par le fanatisme et la haine. Ce prince avait l'éloquence de l'âme; et lorsque, aidé de Sully et de Mornay, il s'adressait à ce peuple égaré, qu'il aurait voulu ramener par d'autres arguments que la victoire, les maux de la France désolée, l'impatience de la rendre heureuse, la douleur d'être forcé de la conquérir, s'exprimaient par des mouvements pleins de grandeur et de feu. Quand vous lisez dans un de ses manifestes aux soldats de la Ligue : « Pour moi, prince français, même en vous combattant, je vous

[ocr errors]
[ocr errors]

aime tous, et je me sens affaiblir et périr en votre « sang; » ne reconnaissez-vous pas là la voix et le cœur d'Henri IV?

Ainsi, Messieurs, le xvIe siècle, rapidement parcouru, nous montrera les origines et les sources primitives de la langue oratoire, la barbarie de la chaire et du barreau, l'éloquence politique naissant pour appuyer le trône du grand et bon roi. Dans cette époque, nous cherchons plutôt à découvrir les lueurs éparses du génie, qu'à distinguer les genres oratoires. Le XVIIe siècle va s'ouvrir; et le cardinal de Richelieu le prépare. C'est alors que dans les monuments de l'éloquence française nous chercherons l'imitation et le goût de l'antiquité.

Richelieu, toujours dominateur et souvent despote, voulut que l'éloquence, comme les autres arts, servît à la décoration de la puissance'; il lui assigna, pour apanage, le soin minutieux de la langue, et l'étude de ce style pompeux qui s'exerce sur de vaines louanges. Ainsi, ce genre oratoire que l'antiquité estimait peu, et que Rome ne connut que dans sa décadence, sert de prélude à la plus belle époque de notre gloire littéraire. Nous ne serons pas ingrats envers ces premiers artisans de la langue, ces ouvriers de la parole, comme ils s'appelaient euxmêmes, qui, par un travail sans gloire, polissant la rudesse des sons, et réglant l'incorrection des phrases préparèrent aux grands écrivains une langue digne d'interpréter leurs pensées, et ne leur laissèrent d'autre tàche que d'avoir du génie. Parmi ces hommes nous en distinguerons un seul qui, trop estimé de son siècle, trop dédaigné du nôtre, hâta, plus que personne, les progrès de la langue française, et employa si heureusement tous les artifices du style oratoire qu'il parut avoir le génie de l'éloquence. Lorsque, fatigué de l'incorrection et de la dureté des écrivains du xvIe siècle, on arrive à Balzac, et

D. M.

17

que l'on remarque la pompe majestueuse et savante de ses périodes, on explique, on justifie l'admiration de son siècle. Telle est la puissance de l'harmonie sur les organes des hommes, que même déplacée elle les subjugue et les enchante. Cependant le talent de Balzac a disparu dans la perfection même de la langue. L'heureuse combinaison des tours et la noblesse des termes sont entrées dans le trésor de la prose oratoire: l'exagération emphatique, le faux goût, la recherche sont demeurés sur le compte de Balzac; et l'on n'a plus compris la gloire de cet écrivain, parce que ses fautes seules lui restaient, tandis que ses qualités heureuses étaient devenues la propriété commune de la langue qu'il avait embellie.

Cependant, Messieurs, Balzac que nous abandonnerions sans peine, si nous ne pouvions reconnaître en lui que le premier inventeur d'une éloquence sophistique, nous intéressera par un plus heureux emploi de son talent. Convaincus que si la haute éloquence a besoin, pour se produire, d'une langue perfectionnée, la perfection du langage ne mérite ce nom que lorsqu'elle est mise en usage pour graver des pensées profondes et de généreux sentiments, nous rechercherons ce double mérite qui caractérise l'éloquence morale, dans quelques écrits de Balzac, surtout dans l'Aristipe et le Socrate chrétien. Le tort de Balzac, ce qui gênait l'essor de son génie, ce qui falsifiait son éloquence, c'était de n'être qu'un homme de lettres, un écrivain. Les anciens orateurs discutaient les plus hautes questions de la politique avec cette simplicité qui naît de l'habitude; ils ne se montraient pas emphatiques, en parlant des plus grandes choses, parce qu'ils vivaient au milieu d'elles, et les connaissaient assez, pour n'avoir pas besoin de les exagérer. La science de l'homme d'État servait au talent de l'orateur, et bannissait ce faste

« PreviousContinue »