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Un empereur qui, justement célèbre par le savoir et le génie, avait multiplié dans Rome les écoles des rhéteurs, déplorait un jour l'inutilité de ses soins, et la chute de l'éloquence sous son règne. Prince, lui dit un courtisan sincère, fermez toutes les écoles, et laissez parler le sénat.

En effet, Messieurs, privé d'un objet sérieux et noble, l'art oratoire n'est qu'une vaine étude, une gymnastique impuissante. Renfermé dans l'enceinte des écoles, il se dénature par les efforts mêmes que l'on fait pour le conserver; et l'apparente prospérité des études ne sert qu'à perpétuer le triomphe du faux goût, plus incurable que la barbarie, et surtout bien plus contraire au vrai génie de l'éloquence. Il n'en est pas ainsi, lorsque l'institution politique a fait du talent de la parole une des premières distinctions, et quelquefois un des premiers devoirs du citoyen.

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La nécessité, l'occasion inspirent alors les hommes nés pour l'éloquence; et la gravité des intérêts livrés à l'attention publique ne permet pas d'écouter la frivole science des rhéteurs. Les âmes deviennent plus fortes, et les esprits plus sévères; deux dispositions heureuses pour l'éloquence: et la liberté légale, salutaire à tant de choses, profite même au bon goût.

En indiquant, Messieurs, ce principe moral de l'art oratoire, je ne prétends pas ramener vos regards et votre préférence sur les grands génies enfantés du milieu des orages de la liberté grecque ou romaine. L'éloquence française est ici notre première étude. Les mœurs, les habitudes, les passions françaises, le génie national sous ses formes diverses sont pour nous l'origine et l'explication de cette éloquence.

L'éloquence de la chaire, médiocrement cultivée chez les autres nations modernes, mais que l'Église de France avait, pour ainsi dire, substituée à la puissante tribune de l'antiquité, est peut-être le plus beau titre de notre supériorité littéraire; ou du moins, par un contraste assez bizarre, elle partage cette gloire avec notre théâtre. Mais le génie de l'éloquence appartient à cette élite de grands écrivains qui, chez une nation ingénieuse, passionnée, mobile, ont tour à tour agité et dominé les esprits. Combien sera-t-elle instructive et brillante cette revue de talents si variés! En la commençant aux premières époques de notre langue, nous ne l'étendrons pas d'abord au delà du XVIIe siècle. Plus tard, nous examinerons ce que fut l'éloquence dans le siècle suivant. Enfin, nous chercherons ce qu'elle peut devenir encore. Car ces modèles, que nous allons réunir, appeler de toutes parts, ne sont pas là, Messieurs, pour vous désespérer. Ils ont, il est vrai, parcouru les genres les plus divers. Ils ont, en apparence, tari les sources de l'originalité : ils ont partout

brûlé la moisson et le sol. Mais étudiez profondément leur génie; méditez leurs ouvrages; remuez les cendres qu'ils ont laissées; il en sortira des richesses nouvelles. Que tous ces heureux génies, que tous ces immortels écrivains prennent donc à vos yeux un nouveau caractère, en vous offrant à la fois et ce qu'ils ont fait, et ce qu'ils peuvent vous inspirer!

L'éloquence qui s'échappe d'une âme vivement émue peut se manifester dans l'idiome le plus imparfait. Des signes même et des mouvements muets peuvent être éloquents, et produire l'impression souveraine de l'éloquence. Cependant, Messieurs, l'art de la parole, le talent oratoire, n'existe que dans une langue perfectionnée. Chez un peuple neuf et grossier, où la société inculte n'a point encore poli le langage, un homme doué d'une âme forte et d'une imagination irritable, pourra trouver des pensées si hautes, que l'idiome, dont il fait usage, paraîtra s'élever avec elles; mais cet homme ne sera point un orateur. Sans doute les langues ne sont que les instruments de la pensée, mais, par cette destination même, elles ont besoin de devenir des instruments souples et réguliers, pour bien rendre sous la main qui les presse. Sont-elles encore rudes, licencieuses et bouffonnes, elles détruiront le pathétique, elles glaceront le sentiment: il n'y aura pas d'éloquence. Et qu'on ne voie pas ici la puissance des mots exclusivement reconnue. Cette puissance est celle des choses mêmes, celle des mœurs, et de l'esprit général, dont la langue n'est que l'expression. Dans l'âpreté, la licence ou la trivialité d'un idiome, c'est la barbarie même de la nation, l'engourdissement de ses organes, son insensibilité morale qui se manifestent, et qui résistent à la naissance des arts.

Nous n'essaierons pas, Messieurs, de rechercher la langue française dans la confusion de ses origines. Mais

attendant l'époque où, par le progrès des mœurs, elle est devenue capable d'éloquence, nous étudierons, avec un soin curieux, les premiers écrivains qui développèrent ses richesses natives.

Vous le savez, Messieurs, l'éloquence est loin d'appartenir exclusivement aux ouvrages qui la promettent par le sujet et par le titre. Peut-être même, dans un siècle où la grossièreté du goût égalait l'érudition, était-il naturel que l'éloquence manquât surtout dans les ouvrages laborieusement composés à l'imitation des anciens, tandis qu'elle pouvait çà et là se produire dans les libres imaginations d'un esprit sans goût et sans loi. N'a-t-il pas, plus d'une fois, mérité le nom d'éloquent, cet écrivain capricieux et brillant, qui raillait avec tant de gaieté le jargon oratoire de son siècle; ce Montaigne, philosophe dans ses opinions, et toujours passionné dans son langage? Le style inégal des Essais nous donnera ces vives images, ces mouvements soudains, ces paroles de poëte qui doivent colorer le style de l'orateur. Tandis qu'à la même époque tous les orateurs en titre étaient froids et ridicules sous leur pompe apprêtée, Montaigne était éloquent, parce qu'il était vrai. En effet, l'éloquence, pratiquée comme art, exige autant de goût que d'imagination et de chaleur. Il faut une incroyable perfection de raison pour adopter des passions étrangères, se les approprier par l'illusion oratoire, et les exprimer sans effort et sans faiblesse. C'est le chef-d'œuvre des hommes de génie, dans le siècle du bon goût. Mais, lorsque les sentiments jaillissent à flots pressés du fond de l'âme, lorsque Montaigne pleure la Boëtie, parce qu'il est inconsolable de l'avoir perdu, il faut bien que son langage soit vif, naturel, pénétrant comme sa douleur.

N'éprouverez-vous pas quelque intérêt, Messieurs, à voir figurer parmi les premiers modèles de l'éloquence

française ce la Boëtie, dont les regrets de Montaigne donnent une idée si touchante et si haute? Le Traité de la servitude volontaire, qu'il écrivit à vingt ans, étincelle de pensées fortes, d'images hardies, et semble un manuscrit antique trouvé dans les ruines de Rome, sous la statue brisée du plus jeune des Gracches.

Ainsi, Messieurs, nous verrons par les inspirations de Montaigne et de son ami, la langue française s'élever à la hauteur de l'éloquence, en même temps que, par les traductions d'Amyot, elle devenait plus abondante et plus périodique. Charron, imitateur de Montaigne, remplaçant par la méthode et la correction ce qui lui manquait de verve et d'originalité, donnera aux vérités éternelles de la conscience cette simplicité qui est éloquente, lorsque les idées sont trop grandes pour être ornées, et cette force d'expression qu'une âme vertueuse trouve toujours en parlant de ses devoirs. Amyot, Montaigne, la Boëtie, Charron passeront sous vos yeux à la fois comme premiers créateurs de la prose française, et comme moralistes éloquents. Je ne vous donnerais pas, Messieurs, une idée véritable des richesses de notre éloquence, si je n'ouvrais pas à vos yeux ces sources antiques dans lesquelles peut se rajeunir notre langue vieillissante. C'est là que puisait Rousseau, qui, deux siècles plus tard, sut porter dans la morale l'intérêt et la chaleur des passions.

Dans l'antiquité, les orateurs ont précédé les philosophes; et Périclès parut avant Platon. Indépendamment des hasards de la nature qui dérange quelquefois les systèmes, en créant, hors de propos, un homme de génie, il semble, en effet, que l'éloquence des passions doive naître avant le talent sublime et réfléchi d'un philosophe éloquent.

Mais l'éloquence, qui domine quelquefois si puissamment les États, est soumise à l'influence des gouverne

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