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rient de l'espèce humaine : et le rire de Voltaire est plus amer ses railleries plus cruelles. Tous deux cependant respirent l'amour de l'humanité. Celui de Voltaire est plus ardent, plus courageux, plus infatigable. On connaît assez la haine de l'un et de l'autre pour le charlatanisme et l'hypocrisie. Montaigne a mieux su s'arrêter. Voltaire confond trop souvent les objets les plus saints de la vénération publique, avec de vaines superstitions que l'on doit détruire par le ridicule. Tous deux ont pensé hardiment, et ont exprimé franchement leurs pensées. La franchise de Voltaire est plus maligne, et celle de Montaigne plus naïve; mais tous deux ont oublié trop souvent la décence dans les idées et même dans l'expression; et nous devons leur en faire un reproche car le plus grand tort du génie, c'est de faire rougir la pudeur et d'offenser la vertu.

SECONDE PARTIE.

Si Montaigne n'avait que le mérite assez rare de dire souvent la vérité, il aurait, on peut le croire, comme Charron son imitateur, obtenu plus d'estime que de succès, et plus d'éloges que de lecteurs. Ceux mêmes qui se piquent d'aimer avant tout la raison, veulent encore qu'elle soit assez ornée pour être agréable; et l'on ne cherche pas l'instruction dans un livre où l'on craint de trouver l'ennui. Montaigne plaît, amuse, intéresse par la naïveté, l'énergie, la richesse de son style et les vives images dont il colore sa pensée. Ce charme se fait sentir

aux hommes qui n'ont jamais réfléchi sur les secrets de l'art d'écrire, mais il mérite d'être particulièrement analysé par tous ceux qui font leur étude de cet art si difficile, même pour le génie.

Je sais que l'on pourrait attribuer une partie du plaisir que donne le style de Montaigne à l'ancienneté de son langage. L'élégant Fénelon lui-même regrettait quelquefois l'idiome de nos pères. Il y trouvait je ne sais quoi de court, de naïf, de hardi, de vif et de passionné. On doit avouer en effet que les priviléges, ou plutôt les licences du vieux français, le retranchement des articles, l'usage des inversions, la hardiesse habituelle des tours, le grand nombre d'expressions proverbiales que les livres empruntaient à la conversation, l'abondance des termes et la facilité de les employer tous sans blesser la bienséance, tant d'autres libertés que nous avons remplacées par des entraves, favorisaient l'écrivain, et donnaient au style un air d'aisance et d'enjouement qui charme dans les sujets badins, et pourrait offrir un amusant contraste dans les sujets sérieux. Cependant la langue française n'avait encore réussi que dans les joyeusetés folâtres. Ronsard égarait son talent par une imitation maladroite des langues anciennes; et Amyot n'avait pu rendre que par une heureuse naïveté la précision énergique et l'élégance audacieuse de Plutarque. Il nous est donc permis de dire avec Voltaire : ce n'est pas le langage de Montaigne, c'est son imagination qu'il faut regretter. Je ne dissimulerai pas cependant que ces expressions d'un autre siècle, ces formes antiques et, pour ainsi dire, ce premier débrouillement d'une langue, aujourd'hui perfectionnée peut-être jusqu'au point d'être affaiblie, présentent un intérêt de curiosité qui peut inviter à la lecture. Mais l'emploi si naturel, les alliances si hardies, les effets si pittoresques de ces termes surannés; ces coupes

savantes, ces mots pleins d'idées, ces phrases où, par la force du sens, l'auteur a trouvé l'expression qui ne peut vieillir, et deviné la langue de nos jours, voilà ce que l'on admire dans Montaigne, voilà ce qu'il n'a pas reçu de son idiome encore rude et grossier, mais ce qu'il lui a donné par son génie.

L'imagination est la qualité dominante du style de Montaigne. Cet homme n'a point de supérieur dans l'art de peindre par la parole. Ce qu'il pense, il le voit; et par la vivacité de ses expressions, il le fait briller à tous les yeux. Telle était la prompte sensibilité de ses organes, et l'activité de son âme. Il rendait les impressions aussi fortement qu'il les recevait.

Le philosophe Malebranche, tout ennemi qu'il était de l'imagination, admire celle de Montaigne, et l'admire trop peut-être ; il veut qu'elle fasse seule le mérite des Essais, et qu'elle y domine au préjudice de la raison. Nous n'accepterons pas un pareil éloge. Montaigne se sert de l'imagination pour produire au dehors ses sentiments tels qu'ils sont empreints dans son âme. Sa chaleur vient de sa conviction; et ses paroles animées sont nécessaires pour conserver toute sa pensée, et pour exprimer tous les mouvements de son esprit. Quand je vois ces braves formes de s'expliquer si visves et si profondes, je ne dis pas que c'est bien dire : je dis que c'est bien penser1.

Il est vrai que, lorsqu'il s'agit simplement de décrire et de montrer les objets, l'imagination n'a pas besoin du raisonnement; mais elle est toujours dans la dépendance du goût qui lui défend d'outrer la nature, et souvent ne lui permet pas de la peindre tout entière. Dirons-nous que, dans cette partie de l'art d'écrire, l'auteur des Essais soit toujours irréprochable? Non, sans doute; et l'on

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peut, dans quelques traits échappés à son pinceau trop libre et trop hardi, découvrir quelquefois la marque d'un siècle grossier, dont la barbarie perce jusque dans la sagesse du grand homme qui devait le réformer. Mais que de beautés inimitables couvrent et font disparaître ce petit nombre de fautes! Quelle abondance d'images! quelle vivacité de couleurs! quel cachet d'originalité! Combien l'expression est toujours à lui, lors même qu'il emprunte l'idée ! Les abeilles pillottent de çà et de là les fleurs; mais elles en font après le miel qui est tout leur : ce n'est plus thym ni marjolaine. Voilà tout Montaigne. C'est ainsi que les pensées et les images des auteurs anciens, fondues sans cesse dans ses écrits, sans perdre rien de leur force et de leur élévation, y prennent un caractère qui n'appartient qu'à sa plume.

Montaigne, si je puis m'exprimer ainsi, décrit la pensée comme il décrit les objets, par des détails animés qui la rendent sensible aux yeux. Son style est une allégorie toujours vraie, où toutes les abstractions de l'esprit revêtent une forme matérielle, prennent un corps, un visage, et se laissent, en quelque sorte, toucher et manier. S'il veut nous donner une idée de la vertu, il la placera dans une plaine fertile et fleurissante, où, qui en sait l'adresse, peut arriver par des routes gazonnées, ombrageuses et doux fleurantes. Il prolongera cette peinture avec la plus étonnante facilité d'expression; et quand il l'aura terminée, pour en augmenter l'effet par le contraste, il nous montrera dans le lointain la chimérique vertu des philosophes sur un rocher à l'écart, parmi des ronces, fantosme à effrayer les gens.

Je céderais au plaisir facile de citer beaucoup un écrivain, qu'on aimera toujours mieux entendre que son panégyriste; mais à quels traits dois-je m'arrêter de préférence, dans un ouvrage où tous les chapitres présen-

tent des beautés diversement originales? C'est la manière de Montaigne qu'il faudrait citer. Je choisis une phrase énergique, ou spirituelle, ou gracieuse. Je lis encore, et je rencontre bientôt une nouvelle surprise non moins piquante que la première. Rien n'est semblable, et l'impression n'est pas moins vive. En effet, l'auteur des Essais, dans un travail libre et sans suite, n'écrivant que lorsqu'il se sent animé par sa pensée, son expression ne peut jamais faiblir; et dès qu'il conçoit une idée, son style se prête à toutes les métamorphoses, pour la rendre plus heureusement. Ainsi, toujours renvoyé d'une page à l'autre, incertain où fixer mon admiration, chaque fois que j'ouvre le livre je découvre quelque chose de plus dans l'auteur, et je désespère de pouvoir jamais saisir ni peindre un écrivain qui, non moins varié que fécond, se renouvelle même en se répétant. Cependant ces différences sans nombre peuvent être ramenées à un principe, l'imitation des grands écrivains de l'ancienne Rome; et je ne crains pas d'assurer que l'on retrouverait, dans le génie commun de leur langue et dans l'usage divers qu'ils en ont fait, tous les secrets de l'idiome de Montaigne. On sait avec quelle constance il avait étudié ces grands génies, combien il avait vécu dans leur commerce et dans leur intimité. Doit-on s'étonner que son ouvrage porte, pour ainsi dire, leur marque, et paraisse, du moins pour le style, écrit sous leur dictée? Souvent il change, modifie, corrige leurs idées. Son esprit, impatient du joug, avait besoin de penser par lui-même; mais il conserve les richesses de leur langage et les grâces de leur diction. L'heureux instinct qui le guidait lui faisait sentir que, pour donner à ses écrits le caractère de durée qui manquait à sa langue, trop imparfaite pour être déjà fixée, il fallait y transporter, y naturaliser en quelque sorte les beautés d'une autre langue, qui, par

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