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elles les avaient quelquefois troublés jusqu'au désespoir. Ce tourment des plus hautes intelligences avait redoublé dans tous les grands renouvellements de la civilisation, à ce moment où l'homme, après avoir marché longtemps appuyé sur d'antiques croyances, les sent échapper, dans une égale impuissance de s'en passer, ou de s'en servir. Ainsi, vers les derniers siècles de l'empire, quand le po lythéisme tombait de toutes parts, et que les derniers disciples de Platon tâchaient en vain à se créer une foi, et à refaire un culte par les forces de la raison, le plus éloquent de ces philosophes, Porphyre, nous est représenté dans une mélancolie qui va jusqu'au délire, prêt à se donner la mort 1, pour échapper au supplice du doute. Ainsi, chez plusieurs de ces spéculatifs allemands qui ont travaillé sur les ruines amoncelées par un siècle de scepticisme, la folie semble quelquefois naître de la contemplation trop habituelle et trop ardente des grands mystères de l'existence humaine. Le doute creusé en tous sens, et partout stérile, repousse ces esprits curieux vers une sorte de théurgie mystique; comme si croire était un repos nécessaire à l'âme, comme si les illusions de l'enthousiasme étaient le premier bien pour elle après la vérité.

Pascal, à qui la supériorité de son génie avait fait parcourir d'avance tout le cercle des inquiétudes que peut éprouver l'esprit humain, dans une civilisation de plusieurs siècles, Pascal, instruit de tout par le combat que s'étaient livré les puissances de son âme, se jette dans l'asile de la foi chrétienne. Elle seule lui explique l'origine de la vie humaine, la grandeur et la misère de l'homme. Mais que d'efforts inquiets pour arriver à ce repos ! «En regardant, dit-il, tout l'univers muet, et «<l'homme sans lumière abandonné à lui-même, et comme

Plotinus, in vita Porphirii.

D. M.

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égaré dans ce recoin de l'univers, sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il est venu y faire, ce qu'il deviendra en « mourant, j'entre en effroi comme un homme qu'on aurait porté endormi dans une île déserte, et qui s'éveillerait, sans connaître où il est. Je vois d'autres per«< sonnes, auprès de moi, de semblable nature. Je leur « demande s'ils sont mieux instruits que moi, et ils me << disent que non et sur cela, ces misérables égarés, ayant regardé autour d'eux, et ayant vu quelques objets plaisants, s'y sont donnés, et s'y sont attachés. Pour moi, je n'ai pu m'y arrêter, ni me reposer dans la société de ces personnes semblables à moi, misérables <«< comme moi, impuissantes comme moi.

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Ne sent-on pas, dans ces paroles, toute la souffrance, tout le travail de ce grand génie, pour trouver la vérité? Peut-on être surpris maintenant de la profondeur de tristesse et d'éloquence qui anime sous sa plume quelques pensées métaphysiques jetées au hasard? Que sont tous les intérêts de la terre, que sont toutes les passions auprès de ce grand intérêt de l'être spirituel se cherchant lui-même ? Dans une intelligence qui voit tout, le combat contre le doute est le plus grand effort de la pensée humaine. Pascal lui-même y succombe quelquefois il cherche des secours bizarres contre un si grand péril. Vous vous étonnez qu'une fois il mette à croix ou pile l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, et qu'il détermine sa conviction par un calcul de probabilité. Souvenez-vous de Rousseau, plus faible et plus capricieux, faisant dépendre d'une pierre qu'il lance l'espoir de son salut éternel. Il faut reconnaître ici cette impuissance, et, pour ainsi dire, ce désespoir de la pensée, après de longs efforts pour pénétrer l'incompréhensible. Ce fut le tourment de Pascal, tourment d'autant plus grand, qu'il se proportionnait à son génie. Une religion positive put seule

l'affranchir et le soulager. Elle lui rendait quelque sécurité, en le domptant à force de croyance. Quand on lit que Pascal en était venu à porter sous ses vêtements un symbole formé de paroles mystiques, une espèce d'amulette, on sent que cette puissante intelligence avait reculé jusqu'à ces pratiques superstitieuses, pour fuir de plus loin une effrayante incertitude. C'était là sa terreur. Le précipice imaginaire que, depuis un accident funeste, les sens affaiblis de Pascal croyaient voir s'entr'ouvrir sous ses pas, n'était qu'une faible image de cet abîme du doute qui épouvantait intérieurement son âme.

Ainsi donc se partagea la vie trop courte de ce grand homme. D'abord il chercha à émanciper la raison humaine, il réclama l'indépendance de la pensée et l'autorité de la conscience; ensuite il se consuma d'efforts pour élever des digues et des barrières contre l'invasion illimitée du scepticisme. Cet esprit puissant et inflexible embrasse d'une conviction profonde, comme une sauvegarde, les dogmes du christianisme, et leur donne, par sa soumission, le plus grand peut-être des témoignages humains. Mais si la conviction est entière, la démonstration est imparfaite, les preuves ne sont pas réunies, le raisonnement n'est pas achevé et il reste quelques indices de la lutte qu'avait subie Pascal et quelques marques extraordinaires de sa force, plutôt qu'un monument complet de sa victoire. Quoi qu'il en soit, ces débris sont là pour étonner le pyrrhonisme frivole, pour le mettre en doute de lui-même, et faire longtemps méditer les savants et les sages.

On a dit que Pascal ne parlait pas au cœur; que sa religion avait l'air d'un joug qu'il impose, plutôt que d'une consolation qu'il promet. Vincent de Paule et Fénelon auraient obtenu sans doute plus de conversions que Pascal. On ne sent pas en lui cette tendresse d'âme, cette

affection pour l'humanité qui respire dans l'Évangile, et qui fit la puissance de la loi nouvelle. Toutefois il intéresse profondément : il est si peu déclamateur et si vrai! Ses paroles amères contre la nature humaine ne sont pas des invectives; ce sont des cris de douleur sur lui-même. On demeure frappé d'une sorte de triste respect, en voyant le mal intérieur de cette sublime intelligence. Sa misanthropie semble une expiation de son génie : il en est lui-même plus humilié qu'enorgueilli. Il n'est pas, comme le stoïcien de l'antiquité, un contemplateur impassible de nos misères il les porte toutes en lui : « : Mais, dit-il, malgré la vue de toutes ces misères qui nous touchent, « et qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct « que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève. » Cet instinct de spiritualisme opposé à notre faiblesse mortelle, ce contraste de grandeur et de néant remplit seul les chapitres sublimes de Pascal sur la nature de l'homme. Il lui inspire des mouvements d'une incomparable éloquence, et des pensées d'une effrayante profondeur. On s'étonne de le voir descendre de cette haute métaphysique à des vérités d'observation, surprendre les moindres secrets du cœur, et pénétrer l'homme tout entier d'un vaste et triste regard.

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Pascal ne fait pas, comme la Bruyère, des descriptions, des portraits mais il saisit et exprime d'un trait le principe des actions humaines. Il écrit l'histoire de l'espèce, et non celle de l'individu. Jugeant les choses de la terre avec une liberté et un désintéressement tout philosophique, il arrive souvent par une route bien opposée au même but que les plus hardis novateurs : mais il ne s'y arrête pas; il voit au delà. Quelquefois il a l'air d'ébranler les principes mêmes de la société, de la propriété, de la justice; mais bientôt il les raffermit par une pensée plus haute. Il est sublime de bon sens autant que de génie. Le

style porte en lui l'empreinte de ces deux caractères. Nulle part vous ne trouverez plus d'audace et de simplicité, plus de grandeur et de naturel, plus d'enthousiasme et de familiarité. Un écrivain célèbre a remarqué qu'il est peut-être le seul génie original que le goût n'ait presque jamais le droit de reprendre on le conçoit; mais on n'y songe pas, en le lisant.

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