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les efforts d'une riche imagination, et l'emploi plus facile et plus libre des idées chrétiennes, il a été obligé de se rejeter sur des images moins heureuses, et il n'a mérité que le second rang. L'Élysée de Fénelon est une des créations du génie moderne; nulle part la langue française ne paraît plus flexible et plus mélodieuse. Le style de Télémaque a éprouvé beaucoup de critiques; Voltaire en a donné l'exemple avec goût. Il est certain que cette diction si naturelle, si doucement animée, quelquefois si énergique et si hardie, est entremêlée de détails faibles et languissants; mais ils disparaissent dans l'heureuse facilité du style. L'intérêt du poëme conduit le lecteur; et de grandes beautés le raniment et le transportent. Quant à ceux qui s'offensent de quelques mots répétés, de quelques constructions négligées, qu'ils sachent que la beauté du langage n'est pas dans une correction sévère et calculée, mais dans un choix de paroles simples, heureuses, expressives, dans une harmonie libre et variée qui accompagne le style, et le soutient comme l'accent soutient la voix; enfin dans une douce chaleur partout répandue, comme l'âme et la vie du discours.

Les Aventures d'Aristonous respirent ce charme attendrissant, qui n'est donné qu'à quelques hommes, à Virgile, à Racine, à Fénelon. Dans ce morceau de quelques pages on devinerait l'auteur du Télémaque, comme dans le Dialogue d'Eucrate et de Sylla on reconnaît Montesquieu. Il n'appartient qu'aux hommes véritablement supérieurs de pouvoir renfermer ainsi, dans un cadre très-étroit, l'essai de tout leur génie. Après le Télémaque, l'ouvrage le plus important de Fénelon par le sujet et l'étendue, c'est le Traité de l'existence de Dieu. On n'y trouve pas la profondeur et la logique de Clarke. Fénelon procède par l'argument des causes

finales, ce qui est très-favorable à l'imagination descriptive; il répand des trésors d'élégance, il peint la nature, il en égale les richesses et les couleurs par l'éclat de son style; souvent il laisse échapper cette abondance de sentiments tendres et passionnés, langage naturel de son cœur. Quelques endroits sont animés de cette logique lumineuse et pressante, dont il donna tant d'exemples dans ses débats avec Bossuet. Elle se trouve peut-être à un plus haut degré, et plus dégagée d'ornements dans ses Lettres sur la Religion, modèle d'une discussion sincère et convaincante; enfin, comme le style, suivant l'expression d'un ancien, est la physionomie de l'âme, tous les ouvrages de Fénelon, marqués d'une telle empreinte, ont quelque chose de rare et de touchant,

Son style a toujours un caractère reconnaissable de simplicité, de grâce et de douceur, soit dans les élans passionnés, dans le langage éloquemment mystique de ses Entretiens affectifs, soit dans la gravité de ses Directions pour la Conscience d'un Roi, soit dans la prodigieuse fécondité, dans la subtilité, dans la noble élégance de sa théologie polémique. Ce style n'est jamais celui d'un homme qui veut écrire; c'est celui d'un homme possédé de la vérité, qui l'exprime comme il la sent du fond de son âme. Et quoique dans notre siècle on admire de préférence une composition soignée, où le travail est plus sensible, où les phrases, faites avec plus d'efforts, paraissent enfermer plus de pensées, quoique la diction savante, énergique de Rousseau, paraisse à bien des juges le plus parfait modèle, il est permis de croire que le style de Fénelon, plus rapproché du caractère de notre langue, suppose un génie plus rare et plus heureux.

Fénelon a trouvé un historien digne de lui, M. de

Bausset s'est livré aux plus curieuses recherches pour écrire la vie d'un évêque dont il sentait profondément les vertus; et, ce qui est le plus grand des éloges, il a conservé dans la candeur noble et touchante de sa narration quelque chose du goût et du style de Fénelon.

DE PASCAL,

CONSIDÉRÉ

COMME ÉCRIVAIN ET COMME MORALISTE.

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En parcourant la variété des connaissances humaines, on aperçoit deux grandes divisions de l'intelligence, auxquelles tout vient se réunir. Dans l'une, l'esprit s'exerce sur la matière; dans l'autre, sur lui-même; l'une renferme toute la science des objets extérieurs, depuis la mécanique la plus vulgaire jusqu'à celle des cieux; l'autre n'a pour objet que notre cœur; et ses instruments sont la morale, l'éloquence et la poésie.

Un même génie peut-il rassembler en lui ces deux forces opposées? ou leur séparation est-elle aussi invincible que leur différence est manifeste? Lorsque la science physique était imparfaite et naissante, elle ne pouvait seule suffire à toute l'activité d'une tête puissante : et d'ailleurs, elle avait besoin de l'imagination, pour couvrir ses ignorances et ses erreurs. Pythagore, qui porta chez les Grecs la science des nombres, enseignait la morale en vers harmonieux; et le divin Platon étayait sur la géométrie sa brillante métaphysique. Mais quand la science eut recueilli dans son domaine des multitudes d'observations et de faits, elle a dû se retirer à part et

ne plus exister qu'en elle-même. Ainsi par le progrès des connaissances humaines a commencé le divorce des sciences et des lettres ; et notre intelligence agrandie s'est divisée, comme un empire trop vaste se sépare en royaumes indépendants.

On compte les hommes qui voulurent faire exception à cette loi de la faiblesse humaine; et ils la confirment encore. S'ils ont embrassé les extrêmes, ils n'ont pu les porter au même point. L'une des deux perfections est toujours prise sur l'autre ; et ils sont tout ensemble médiocres et sublimes. Un homme s'était présenté pour donner à l'esprit humain deux titres de gloire à la fois; mais ses premiers élans ont usé les forces de la nature; et il n'a pas eu le temps de finir. Cependant quel spectacle que les travaux et les essais de cet homme arrêté dans le milieu de sa tâche ! quels monuments que les jets informes de son génie !

On se propose de rassembler ici quelques réflexions sur ceux des ouvrages de Pascal qui sont étrangers aux sciences mathématiques. Pascal écrivait à l'un des plus profonds géomètres de son temps: « J'appelle la géomé«trie le plus beau métier du monde 1; mais enfin ce n'est qu'un métier ; et j'ai dit souvent qu'elle est bonne pour « faire l'essai, mais non pas l'emploi de notre force. » Sans devenir complice de ce dur et peut-être capricieux anathème contre une science si fort admirée de nos jours, il est permis de chercher de préférence la grandeur de l'esprit humain dans ces monuments de haute raison et d'inimitable éloquence, qui parlent à tous les siècles, et transmettent à l'avenir l'homme de génie tout entier. Dans les sciences exactes, la découverte se sépare, pour ainsi dire, de l'inventeur; elle se

1 OEuvres de Pascal, V, 111.

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