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Quoique Fénelon ait beaucoup écrit, il ne parut jamais chercher la gloire d'auteur. Tous ses ouvrages furent inspirés par les devoirs de son état, par ses malheurs ou ceux de la patrie. La plupart échappèrent, à son insu, de ses mains, et ne furent connus qu'après sa mort. On a conservé quelques sermons, premier essai de sa jeunesse. La composition n'y est pas forte et soignée, comme dans les chefs-d'œuvre des grands orateurs de la chaire; mais il y règne un aimable enthousiasme pour la religion et la vertu, une imagination facile et vive, une élégance naturelle, harmonieuse, poétique. Ce sont de brillantes esquisses tracées par un heureux génie, qui fait peu d'efforts. Cependant Fénelon avait beaucoup réfléchi sur l'art oratoire et sur l'éloquence de la chaire; et ses études, à cet égard, se retrouvent dans trois dialogues à la manière de Platon, remplis de raisonnements empruntés à ce philosophe, et surtout écrits avec une grâce qui semble lui avoir été dérobée. Nous n'avons dans notre langue aucun traité de l'art oratoire qui renferme plus d'idées saines, ingénieuses et neuves, une impartialité plus sévère et plus hardie dans les jugements. Le style en est simple, agréable, varié, éloquent à propos, et mêlé de cet enjouement délicat dont les anciens savent tempérer la sévérité didactique. Cette production appartient à la jeunesse de Fénelon; et l'on y sent partout ce goût exquis de simplicité, cet amour pour le beau simple qui fait le caractère inimitable de ses écrits. La Lettre sur l'Éloquence, écrite vers la fin de sa vie, ne renferme que la même doctrine, appliquée avec plus d'étendue, ornée de développements nouveaux, énoncée partout avec cette autorité douce et persuasive d'un homme de génie vieillissant, qui discute peu, qui se souvient, qui juge : aucune lecture plus courte ne présente un choix plus riche et plus heureux de souvenirs et d'exemples. Fénelon les

cite avec éloquence, parce qu'ils sortent de son âme plus que de sa mémoire; on voit que l'antiquité lui échappe de toutes parts. Mais, parmi tant de beautés, il revient à celles qui sont les plus douces, les plus naturelles, les plus naïves; et alors, pour exprimer ce qu'il éprouve, il a des paroles d'une grâce inimitable.

Cette Lettre à l'Académie, les Dialogues sur l'Éloquence, quelques Lettres à la Motte sur Homère et sur les anciens, placeraient Fénelon au premier rang parmi les critiques, et servent à expliquer la simplicité originale de ses propres écrits, et la composition si antique et si neuve du Télémaque. Fénelon, épris des beautés de Virgile et d'Homère, y cherche ces traits d'une vérité naïve et passionnée, qu'il trouvait surtout dans Homère, et qu'il appelle lui-même cette aimable simplicité du monde naissant. Les Grecs lui paraissant plus rapprochés de cette première époque, il les étudie, il les imite de préférence; Homère, Xénophon et Platon lui inspirèrent le Télémaque. On se tromperait de croire que Fénelon n'est redevable à la Grèce que du charme des fictions d'Homère : l'idée du beau moral dans l'éducation d'un jeune prince, ces entretiens philosophiques, ces épreuves de courage, de patience, l'humanité dans la guerre, le respect des serments, toutes ces idées bienfaisantes sont empruntées à la Cyropédie. Dans les théories sur le bonheur du peuple, dans le plan d'un État réglé comme une famille, reconnaît l'imagination et la philosophie de Platon. Mais il est permis de croire que Fénelon, corrigeant les fables d'Homère par la sagesse de Socrate, et formant cet heureux mélange des plus riantes fictions, de la philosophie la plus pure et de la politique la plus humaine, peut balancer, par le charme de cette réunion, la gloire de l'invention qu'il cède à chacun de ses modèles. Sans doute Fénelon a partagé les défauts de ceux qu'il imitait;

D. M.

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et si les combats du Télémaque ont la grandeur et le feu des combats de l'Iliade, Mentor parle quelquefois aussi longuement qu'un héros d'Homère; et quelquefois les détails d'une morale un peu commune rappellent les longs entretiens de la Cyropédie. En considérant le Télémaque comme une inspiration des muses grecques, il semble que le génie de Fénelon en reçoive une force qui ne lui était pas naturelle. La véhémence de Sophocle s'est conservée tout entière dans les sauvages imprécations de Philoctète. L'amour brûle dans le cœur d'Eucharis, comme dans les vers de Théocrite, Quoique la belle antiquité paraisse avoir été moissonnée tout entière pour composer le Télémaque, il reste à l'auteur quelque gloire d'invention, sans compter ce qu'il y a de créateur dans l'imitation de beautés étrangères, inimitables avant et après Fénelon. Rien n'est plus beau que l'ordonnance du Télémaque; et l'on ne trouve pas moins de grandeur dans l'idée générale, que de goût et de dextérité dans la réunion et dans le contraste des épisodes. Les chastes et modestes amours d'Antiope, introduits à la fin du poëme, corrigent, d'une manière sublime, les emportements de Calypso; et l'intérêt de la passion se trouve deux fois reproduit, sous l'image de la fureur et sous celle de la vertu. Mais, comme le Télémaque est surtout un livre de morale politique, ce que l'auteur peint avec le plus de force, c'est l'ambition, cette maladie des rois, qui fait mourir les peuples, l'ambition grande et généreuse dans Sésostris, l'ambition imprudente dans Idoménée, l'ambition tyrannique et misérable dans Pygmalion, l'ambition barbare, hypocrite, impie, dans Adraste. Ce dernier caractère, supérieur au Mézence de Virgile, est tracé avec une vigueur d'imagination qu'aucune vérité historique ne saurait surpasser. Cette invention des personnages n'est pas moins rare que l'invention

générale d'un plan. Le caractère le plus heureux, dans cette variété de portraits, c'est celui du jeune Télémaque. Plus développé, plus agissant que le Télémaque de l'Odyssée, il réunit tout ce qui peut surprendre, attacher, instruire dans l'âge des passions, il est sous la garde de la sagesse, qui le laisse souvent faillir, parce que les fautes sont l'éducation des hommes; il a l'orgueil du trône, l'emportement de l'héroïsme, et la candeur de la première jeunesse. Ce mélange de hauteur et de naïveté, de force et de soumission, forme peut-être le caractère le plus touchant et le plus aimable qu'ait inventé la muse épique : et, sans doute, un grand maître dans l'art de peindre et de toucher, Rousseau, a senti ce charme prodigieux, lorsqu'il a supposé que Télémaque serait, aux yeux de la pudeur et de l'innocence, le modèle idéal digne d'un premier amour.

De grands critiques ont souvent répété que le héros d'un poëme ou d'une tragédie ne doit pas être parfait. Ils ont admiré dans l'Achille d'Homère, dans le Renaud de Tasse, l'intérêt des fautes et des passions; mais ils n'ont pas prévu l'intérêt non moins neuf et plus moral que présenterait un caractère qui, mélangé d'abord de toutes les faiblesses humaines, paraîtrait s'en dégager insensiblement, et se développerait en s'épurant. On blâme dans Grandisson l'uniformité de la sagesse et de la vertu, la monotonie de la perfection. Le caractère de Télémaque offre le charme de la vertu et les vicissitudes de la faiblesse; il n'en a pas moins de mouvement, parce qu'il tend à la perfection. Il s'anime et se perfectionne à la fois; et l'intérêt qu'on éprouve est agité comme la lutte des passions, et doux comme le triomphe de la vertu, Sans doute Fénelon, dans cette forme donnée au carac¬ tère principal, cherchait avant tout l'instruction de son élève; mais il créait en même temps une des conceptions

les plus intéressantes et les plus neuves de l'épopée. Pour achever de saisir dans le Télémaque, trésor des richesses antiques, la part d'invention qui appartient à l'auteur moderne, il faudrait comparer l'Enfer et l'Élysée de Fénelon, avec les mêmes peintures tracées par Homère et par Virgile. Quelle que soit la sublimité du silence d'Ajax, quelle que soit la grandeur, la perfection du sixième livre de l'Énéide, on sentirait tout ce que Fénelon a créé de nouveau, ou plutôt tout ce qu'il a puisé dans les mystères chrétiens, par un art admirable, ou par un souvenir involontaire. La plus grande de ces beautés inconnues à l'antiquité, c'est l'invention de douleurs et de joies purement spirituelles, substituées à la peinture faible ou bizarre de maux et de félicités physiques. C'est là que Fénelon est sublime, et saisit mieux que Dante le secours si neuf et si grand du christianisme. Rien n'est plus philosophique et plus terrible que les tortures morales qu'il place dans le cœur des coupables: et, pour rendre ces inexprimables douleurs, son style acquiert un degré d'énergie que l'on n'attendrait pas de lui, et que l'on ne trouve dans aucun autre. Mais lorsque, délivré de ces affreuses peintures, il peut reposer sa douce et bienfaisante imagination sur la demeure des justes, alors on entend des sons que la voix humaine n'a jamais égalés; et quelque chose de céleste s'échappe de son âme, enivrée de la joie qu'elle décrit. Ces idées-là sont absolument étrangères au génie antique; c'est l'extase de la charité chrétienne; c'est une religion toute d'amour, interprétée par l'âme douce et tendre de Fénelon; c'est le pur amour donné pour récompense aux justes, dans l'Élysée mythologique. Aussi, lorsque de nos jours un écrivain célèbre a voulu retracer le paradis chrétien, il a dû sentir plus d'une fois qu'il était devancé par l'anachronisme de Fénelon; et malgré

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