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Ces divers principes de conduite ne sont jamais, chez Montaigne, énoncés en leçons : il a trop de haine pour le ton doctoral; mais c'est le résumé des confidences qu'il laisse échapper en mille endroits. Il nous dit ce qu'il fait, ce qu'il voudrait faire. Il nous peint ce qu'il appelle sa vertu, confessant que c'est bien peu de chose, et que tout l'honneur en appartient à la nature plutôt qu'à lui. On a trouvé de l'orgueil dans cette méthode d'un homme qui rappelle tout à soi, et se fait centre de tout: elle n'est que raisonnable, et porte sur une vérité : tous les hommes se ressemblent au fond. Malgré les différences que met entre eux l'inégalité des talents, des caractères et des conditions, il est, si je puis parler ainsi, un air de famille commun à tous. A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve, dit Pascal, qu'il y a plus d'hommes originaux. N'est-il pas également vrai de dire qu'avec plus d'esprit encore on découvrirait l'homme original, dont tous les hommes ne sont que des nuances et des variétés qui le reproduisent avec diverses altérations, mais ne le dénaturent jamais? Voilà ce que Montaigne a voulu trouver, et ce qu'il ne pouvait chercher qu'en lui-même. C'est ainsi qu'il nous jugeait en s'appréciant, et qu'il faisait notre histoire, en nous racontant la sienne. Mais en même temps qu'il étudie dans lui-même le caractère de l'homme, il étudie dans tous les hommes les modifications sans nombre dont ce caractère est susceptible. De là tant de récits sur tous les peuples du monde, sur leurs religions, leurs lois, leurs usages, leurs préjugés ; de là cette immense collection d'anecdotes antiques et modernes sur tous sujets et en tous genres; entreprises hardies, sages conseils, exemples de vices ou de vertus, fautes, erreurs, faiblesses, pensées ou paroles remarquables. De là cette foule sans nombre de figures différentes qui passent tour à tour devant nos yeux, depuis

les philosophes d'Athènes jusqu'aux sauvages du Canada. Placé au milieu de ce tableau mouvant, Montaigne voit et entend tous les personnages, les confrontant avec luimême, et se persuadant de plus en plus que la coutume décide presque de tout; qu'il n'y a du reste qu'un petit nombre de choses assurées qu'il faut croire, quelques choses probables qu'il faut discuter, beaucoup de choses convenues qu'il faut respecter pour le bien général.

Mais si le scepticisme de Montaigne, plus modéré que celui de tant d'autres philosophes, ne touche jamais aux principes conservateurs de l'ordre social, sa raison en a d'autant plus de force pour attaquer les préjugés ridicules ou funestes, dont les contemporains étaient infatués ; et d'abord n'oublions pas que le siècle de Montaigne était encore le temps de l'astrologie, des sorciers, des faux miracles, et de ces guerres de religion, les plus cruelles de toutes; n'oublions pas que les hommes les plus respectables partageaient les erreurs et la crédulité du vulgaire ; et qu'enfin, écrivant plusieurs années après l'auteur des Essais, le judicieux de Thou rapportait, et croyait peut-être toutes les absurdités merveilleuses qui font rire de pitié dans un siècle éclairé. Combien aimerons-nous alors que Montaigne sache trouver la cause de tant d'erreurs dans notre curiosité et dans notre vanité! S'agit-il d'un fait incroyable? Nous disons: comment est-ce que cela se fait ? Et nous découvrons une raison; mais se fait-il? eût été mieux dit. Une fois persuadés, nous croyons que c'est ouvrage de charité de persuader les autres, et, pour ce faire, chacun ne craint pas d'ajouter de son invention autant qu'il en voit être nécessaire à son conte, pour suppléer à la résistance et au défaut qu'il

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pense étre en la conception d'autruy. Et c'est ainsi que les sottises s'accréditent et se perpétuent. Il est des sottises qui ne sont que ridicules; il en est d'affreuses. Montaigne se moque des unes, et combat les autres avec les armes de la raison et de l'humanité. Il plaint ces malheureuses victimes de la superstition de leurs juges et de la leur, qui s'attribuaient un pouvoir sacrilége sur toute la nature, et ne pouvaient échapper aux flammes du bûcher.

On a beaucoup parlé des paradoxes de Montaigne. Quelques-uns surtout ont reçu de la plume d'un écrivain éloquent une célébrité nouvelle, qui nous oblige d'en rendre à leur véritable auteur ou la gloire ou le blâme. Personne n'ignore que, dans la fameuse question proposée par l'Académie de Dijon, le philosophe genevois, en se déclarant avec une sorte d'animosité le détracteur des sciences et des arts, en affectant de les accuser en son nom, ne fait cependant que répéter les reproches que l'auteur des Essais avait allégués deux siècles avant lui. J'ajouterai qu'en les répétant, il les exagère, et que, voulant faire un système de ce qui n'est chez son modèle qu'une opinion hasardée par caprice, comme tant d'autres, il s'éloigne beaucoup plus de la vérité, et tombe dans une plus choquante erreur. Il est permis d'être sévère avec Rousseau : la plus rigoureuse censure n'atteindra jamais jusqu'à sa glóire; ses admirateurs même peuvent lui reprocher en général d'outrer les idées qu'il emprunte. Si Montaigne nous dit avec autant de vérité que de bonhomie, Nous avons abandonné nature, et lui voulons apprendre sa leçon, elle qui nous menoit si heureusement et si sûrement; Rousseau ne craint pas de nous redire: Tout est bien sortant des mains de l'auteur des choses; tout dégénère entre les mains de l'homme. C'est ainsi que l'Émile peut souvent paraître une exagé

ration des idées de Montaigne, sur l'éducation de l'enfance et l'art de former les hommes.

Ce n'est pas que, sur plusieurs points de cet intéressant sujet, Rousseau ne mérite notre reconnaissance, pour avoir renouvelé, avec toutes les séductions de son talent, des vérités utiles et trop négligées. La nécessité de diriger avec soin les premières années de l'enfance, de prendre ses inclinations dès le berceau, et de les conduire, ou plutôt de les laisser aller au bien, sans gêne et sans effort, lá grande importance de l'éducation physique, les exercices du corps tournant au profit de l'âme, l'art de former la raison en l'accoutumant à se faire des idées plutôt que d'en recevoir, l'inutilité des études qui n'occupent que la mémoire, le secret de faire trouver les choses au lieu de les montrer tant d'autres idées qui n'en sont pas moins vraies pour être peu suivies, ont heureusement passé des écrits de Montaigne dans l'ouvrage de Rousseau.

Montaigne haïssait le pédantisme: mais il aimait la science, quoiqu'il en ait médit quelquefois. Il convient que c'est un grand ornement et un outil de merveilleux service. Cependant ce qu'il exige avant tout dans un gouverneur, c'est le jugement. Je veux, dit-il, qu'il ait plutôt la tête bien faite que bien pleine. Quand le gouverneur aura formé le jugement de son élève, il peut lui permettre l'étude de toutes les sciences. Notre âme s'élargit d'autant plus qu'elle se remplit. Ce langage n'est pas celui d'un ennemi des lettres. Et comment Montaigne aurait-il pu se défendre de les aimer! Elles firent l'occupation et le charme de sa vie; elles élevèrent sa raison au-dessus de celle de ses contemporains, qui les étudiaient aussi, mais qui ne savaient pas s'en servir. Elles firent de lui un sage; et, ce qu'il estimait peut-être bien plus, elles en firent un homme heureux.

D. M.

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Telle est l'idée que je me forme de Montaigne, considéré comme philosophe et comme moraliste: jamais d'exagération, jamais de système orgueilleusement chimérique; quelquefois des idées incertaines, parce qu'il y a beaucoup d'incertitude dans l'esprit humain; toujours une candeur et une bonne foi qui feraient pardonner l'erreur

même.

Quand je me représente ces divers caractères, trop faiblement crayonnés dans un éloge imparfait, et que j'essaie d'embrasser d'une seule vue ce talent si varié, si naturel, cette imagination si vraisemblable et si vive, je suis frappé de plusieurs ressemblances sensibles que j'aperçois entre Montaigne et l'un de nos plus célèbres écrivains, le seul que l'on ne puisse comparer à personne. Je ne sais si je m'abuse je crains qu'un parallèle ne semble toujours un lieu commun, et qu'un rapprochement de Voltaire et de Montaigne ne soit au moins un paradoxe. Mais en écartant les plus brillantes productions de Voltaire, en ne choisissant qu'une seule partie de sa gloire, ses Mélanges de métaphysique et de morale, ne découvre-t-on pas en effet plusieurs rapports remarquables entre deux hommes si différents? Des deux côtés, je vois une vaste lecture, une immense variété de souvenirs, et cette même mobilité d'imagination qui passe rapidement sur chaque objet, dans l'impatience de les parcourir tous à la fois. Des deux côtés, je suis étonné de tout le chemin que je fais en quelques instants, et du grand nombre d'idées que je trouve en quelques pages. Tous deux se montrent doués d'une raison supérieure. Montaigne, aussi vif, est cependant plus verbeux, plus diffus; c'est le tort de son siècle : Voltaire, quelquefois moins profond, a toujours plus de justesse et de netteté; c'est le mérite du sien. Tous deux ont connu les faiblesses et les inconséquences de l'homme; tous deux

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