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table fracas d'un ouragan furieux, de coups de canon, sifflement de la tempête, de celui des boulets, des explosions des obus, de vociférations, de gémissements, de jurements effroyables, cette foule désordonnée n'entendait pas les plaintes des victimes qu'elle engloutissait.

Les plus heureux gagnèrent le pont, mais en surmontant des monceaux de bléssés, de femmes, d'enfans renversés à demi étouffés, et que dans leurs efforts ils piétinaient encore. Arrivés enfin, sur l'étroit défilé, ils se crurent sauvés, mais à chaque moment, un cheval abattu, une planche brisée ou déplacée arrêtait tout.

Il y avait aussi, à l'issue du pont, sur l'autre rive, un marais où beaucoup de chevaux et de voitures s'étaient enfoncés, ce qui embarrassait encore et retardait l'écoulement. Alors dans cette colonne de désesperés, qui s'entassaient sur cette unique planche de salut, il s'élevait une lutte infernale où les plus faibles et les plus mal placés furent précipités dans le fleuve par les plus forts. Ceux-ci, sans détourner la tête, emportés par l'instinct de la conservation, poussaient vers leur but avec fureur, indifférents aux imprécations de rage et de désespoir de leurs compagnons ou de leurs chefs, qu'ils s'étaient sacrifiés.

Mais d'un autre côté que de nobles dévouements! et pourquoi la place et le temps manquent-ils pour les décrire! C'est là qu'on vit des soldats, des officiers même, s'atteler à des traîneaux, pour arracher à cette rive funeste leurs compagnons malades ou blessés.

Plus loin, hors de la foule, quelques soldats sont immobiles, ils veillent sur les corps mourants de leurs officiers, qui se sont confiés à leurs soins; ceux-ci les conjurent en vain de ne plus songer qu'à leur propre salut; ils s'y refusent, et, plutôt que d'abandonner leurs chefs, ils attendent la mort ou l'esclavage,

La nuit du 28 au 29 vint augmenter toutes ces calamités. Son obscurité ne déroba pas aux canons des Russes leurs victimes. Sur cette neige qui couvrait tout le cours du fleuve, cette masse toute noire d'hommes, de chevaux,

de voitures, et les clameurs qui en sortaient, servirent aux artilleurs ennemis à diriger leurs coups.

Le désastre était arrivé à son dernier terme. Une multitude de voitures, trois canons, plusieurs milliers d'hommes, des femmes et quelques enfants furent abandonnés sur la rive ennemie. On les vit errer par troupes désolées sur les bords du fleuve. Les uns s'y jetèrent à la nage, d'autres se risquèrent sur les pièces de glace qu'il charriait; il y en eut qui s'élancérent tête baissée au milieu des flammes du pont, qui croula sous eux; brûlés et gelés tout à la fois, ils périrent par deux supplices contraires. Bientôt on aperçut les corps des uns et des autres s'amonceler et battre avec les glaçons contre les chevalets; le reste attendit les Russes.

SEGUR, Napoléon et la Grande Armée.

NAPOLÉON SORT DU KREMLIN AU MILIEU DE L'INCENDIE.

Cet incident avait décidé Napoléon. A chaque instant croissait autour de lui le mugissement des flammes. Une seule rue étroite, tortueuse et toute brûlante, s'offrait plutôt comme l'entrée que comme la sortie de cet enfer. L'Empereur s'élança à pied et sans hésiter dans ce dangereux passage. Il s'avança au travers du pétillement de ces brasiers, au bruit du craquement des voûtes et de la chute des poutres brûlantes et des toits de fer ardent qui croulaient autour de lui. Des débris embarrassaient ses pas. Les flammes, qui dévoraient avec un bruissement impétueux les édifices entre lesquels il marchait, dépassant leur faîte, fléchissaient alors sous le vent, et se recourbaient sur nos têtes. Nous marchions sur une terre de feu, sous un ciel de feu, entre deux murailles de feu. Une chaleur pénétrante brûlait nos yeux qu'il fallait cependant tenir ouverts sur le danger. Un air dévorant, des

cendres étincelantes, des flammes détachées, embrasaient notre respiration courte, sèche, haletante, et déjà presque suffoquée par la fumée. Nos mains brûlaient en cherchant à garantir notre figure d'une chaleur insupportable, et en repoussant les flammèches qui couvraient à chaque . instant et pénétraient nos vêtements.

Dans cette inexprimable détresse, et quand une course rapide paraissait notre seul moyen de salut, notre guide incertain et troublé s'arrêta. Là, se serait peut être terminé notre vie aventureuse, si des pillards du premier corps n'avaient point reconnu l'Empereur au milieu de ces tourbillons de flammes; ils accoururent, et le guidèrent, vers les décombres fumants d'un quartier réduit en cendres dès le matin.

Ce fut alors qu'il rencontra le prince d'Eckmühl. Ce maréchal, blessé à la Moskowa, se faisait rapporter dans les flammes pour en arracher Napoléon, ou y périr avec lui. Il se jeta dans ses bras avec transport: l'Empereur l'accueillit bien, mais avec ce calme qui, dans le péril, ne le quittait jamais.

Pour échapper à cette vaste région de maux, il fallut encore qu'il dépassât un long convoi de poudre qui défilait au travers de ces feux. Ce ne fut pas sont moindre danger, mais ce fut le dernier, et l'on arriva avec la nuit à Petrowsky.

SEGUR, Napoléon et la Grande Armée.

MORT DE MIRABEAU.

La philosophie et la gaieté se partagèrent ses derniers instants. Pâle, et les yeux profondément creusés, il paraissait tout différent à la tribune, et souvent il était saisi de défaillances subites. Les excès de plaisir et de travail, les émotions de la tribune, avaient usé en peu de temps cette existence si forte.

Une dernière fois, il prit la parole à cinq reprises différentes, sortit épuisé et ne reparut plus. Le lit de mort le reçut et ne le rendit qu'au Panthéon. Il avait exigé de Cabanis qu'on n'appelât pas de médecins, néanmoins on lui désobéit; ils trouvèrent la mort qui s'approchait, et qui déjà s'était emparée des pieds: la tête fut la dernière atteinte, comme si la nature avait voulu laisser briller son génie jusqu'au dernier instant. Un peuple immense se pressait autour de sa demeure, et encombrait toutes les issues dans le plus profond silence.

Mirabeau fit ouvrir ses fenêtres; «Mon ami, dit-il à Cabanis, je mourrai aujourd'hui: il ne reste plus qu'à s'envelopper de parfums, qu'à se couronner de fleurs, qu'à s'environner de musique, afin d'entrer paisiblement dans le sommeil éternel." Des douleurs poignantes interrompaient de temps en temps ces discours si nobles et si calmes. Vous aviez promis, dit-il à ses amis, de m'épargner des souffrances inutiles. En disant cela, il demande de l'opium avec instance. Comme on le lui refusait, il l'exige avec sa violence accoutumée. Pour le satisfaire, on le trompe, et on lui présente une coupe, en lui persuadant qu'elle contenait de l'opium. Il la saisit, avale le breuvage qu'il croyait mortel, et paraît satisfait. Un instant après il expire. C'était le 2 avril 1791.....

L'assemblée interrompt ses travaux, un deuil général est ordonné, des funerailles magnifiques sont préparées. On demande quelques députés. Nous irons tous, s'écrièrent-ils. L'église de Sainte-Geneviève est erigée en Panthéon, avec cette inscription qui n'est plus à l'instant où je raconte ces faits:

AUX GRANDS HOMMES LA PATRIE RECONNAISSANTE.

THIERS, Histoire de la Révolution française.

TABLEAUX.

ORIGINE ET MOBILES DE L'INDUSTRIE HUMAINE.

Toute activité, soit de corps, soit d'esprit, prend sa source dans les besoins; c'est en raison de leur étendue, de leurs développements, qu'elle-même s'étend et se développe; l'on en suit la gradation, depuis les éléments les plus simples, jusqu'à l'état le plus composé. C'est la faim, c'est la soif, qui dans l'homme encore sauvage, éveillent les premiers mouvements de l'âme et du corps; ce sont ces besoins qui le font courir, chercher, épier, user d'astuce ou de violence: toute son activité se mesure sur les moyens de pouvoir à sa subsistance. Sont-ils faciles, a-t-il sous sa main les fruits, le gibier, le poisson, il est moins actif, parce qu'en étendant les bras il se rassasie, et que, rassasié, rien ne l'invite à se mouvoir, jusqu'à ce que l'expérience de diverses jouissances ait éveillé en lui des désirs qui deviennent des besoins nouveaux, de nouveaux mobiles d'activité. Les moyens sont-ils difficiles, le gibier est-il rare et agile, le poisson rusé, les fruits passagers, alors l'homme est forcé d'être plus actif; il faut que son corps et son esprit s'exercent à vaincre les difficultés qu'il rencontre à vivre; il faut qu'il devienne agile comme le gibier, rusé comme le poisson, et prévoyan pour conserver les fruits. Alors, pour étendre ses facultés naturelles il s'agite, il pense, il médite; alors il imagine de courber un rameau d'arbre pour en faire un arc, d'aiguiser un roseau pour en faire une flèche, d'emmancher un bâton à une pierre tranchante pour en faire une hache; alors il travaille à faire des filets, à abattre des arbes, à en creuser le tronc pour en faire des pirogues. Déjà il à franchi les bornes des besoins; déjà l'expérience d'une foule de sensations lui a fait connaître des

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