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CHAPITRE VI.

Comment l'idée de l'être est la forme de l'entendement.

40. Lorsqu'on affirme que l'objet de l'entendement est l'être, faut-il entendre que l'idée d'être soit la forme générale de toutes les conceptions, ou seulement que toute conception de l'entendement est l'être; en d'autres termes, que la qualité d'objet est attribuée à l'être en tant qu'être, de telle sorte que les objets ne se puissent concevoir que sous cette forme, ou bien que la qualité d'être convient à tout ce que l'entendement conçoit? Dans le premier cas, la proposition est réduplicative'; elle équivaut à celle-ci : « L'entendement ne conçoit rien qui ne soit être. » Dans le second, elle serait formelle, elle équivaut à cette autre : « Tout ce que l'entendement conçoit est être. >>

41. L'on ne peut dire que l'objet de l'entendement est l'être en tant qu'être, de telle sorte que l'idée de l'être soit la seule forme conçue par l'entendement, mais bien que cette forme est une condition essentielle à toute proposition.

42. Que l'idée de l'être ne soit point la forme

1 Proposition réduplicative, celle qui contient une restriction, pour indiquer la manière dont le sujet est considéré.

unique conçue par l'entendement, cela est clair si l'on considère que cette idée, en soi, est absolument indéterminée, une, qu'elle n'exprime autre chose que l'idée de l'être, dans le sens le plus abstrait. Donc, si l'entendement ne percevait dans les objets autre chose que cette idée, il ne connaîtrait point leurs différences; la perception s'arrêterait à ce qu'ils ont de commun, c'est-à-dire, l'être.

43. Prétendre que ces différences perçues ne sont que des manières d'être, des modifications de ce qui se trouve représenté dans l'idée générale, n'est-ce point convenir que l'être en soi n'est point la seule forme perçue, puisque une modification, une manière d'être ajoute quelque chose à l'idée d'être. Le triangle rectangle est une espèce de triangle; l'idée de ce triangle est une modification de l'idée générale; nul n'osera dire toutefois que l'idée de rectangle n'ajoute rien à celle de triangle, et qu'elles soient une même chose. Il en est ainsi par rapport à l'idée de l'être et à ses modifications.

44. Nous avons déjà vu (liv. IV, chap. xxı) que les idées indéterminées ne nous peuvent mener, par elles seules, à des connaissances positives: certes, nulle ne mérite mieux ce nom que l'idée d'être. Si notre entendement n'allait point au delà de cette idée, que serait la perception? un concept vague et sans aucune valeur.

45. Nous ne pourrions pas même arriver à la connaissance de la négation s'il nous fallait admettre que l'entendement ne conçoit nulle chose qu'en fant

qu'être; la condition indispensable de toute connaissance, le principe de contradiction, nous ferait défaut.

46. Ces raisons suffisent surabondamment pour mettre hors de doute ce que nous voulons établir; mais, comme la question a des rapports intimes avec les questions les plus transcendantes de la logique et de la métaphysique, je vais les développer dans le chapitre suivant.

CHAPITRE VII.

Toute science repose sur le fait de l'existence.

47. En affirmant de l'idée de l'être qu'elle n'est point l'unique forme perçue, mais qu'elle est la forme nécessaire de toute perception, je n'entends point que nous ne puissions percevoir autre chose que l'existence en acte; je veux dire seulement que l'existence entre au moins comme condition de toute perception. Je m'explique. Lorsque nous percevons simplement un objet, sans en rien affirmer, cet objet se présente comme une réalité. En effet, notre idée exprime quelque chose; et, hors de la réalité, il n'y a rien. La perception des rapports essentiels des êtres implique la condition de leur existence. Enoncer qu'en un même cercle ou en des cercles égaux, les arcs égaux sont sous-tendus par

des cordes égales, c'est supposer implicitement cette condition : « s'il existe un cercle. »>

48. Comme cette manière d'expliquer la connaissance des rapports essentiels des êtres peut sembler étrange, je vais la présenter plus clairement. Lorsque j'affirme ou que je nie un rapport essentiel existant entre deux choses, ce n'est pas de mes idées mais des choses que j'affirme ou que je nie ce rapport. Exemple : « L'ellipse est une courbe. » L'affirmation porte-t-elle sur mon idée ou sur l'objet de mon idée? L'ellipse fait-elle partie de moi-même? Lorsque je songe à l'orbite de la terre, je ne tire pas de moi cette orbite. De quoi s'agit-il donc? de l'objet, non de l'idée; non de ce qui est en nous, mais de ce qui est hors de nous.

49. Plus encore; nous n'exprimons pas seulement que nous voyons ainsi, mais qu'il est ainsi. En affirmant que la circonférence est plus longue que le diamètre, je n'entends point dire, je le vois, mais cela est. Il s'en faut tellement qu'il soit question de mon idée qu'il ne me coûterait point d'affirmer que la chose serait, alors même que je n'existerais pas. Nous pouvons douter de la correspondance de l'idée avec l'objet; mais dans ce cas, ce n'est point de la réalité, mais de l'apparence qu'il est question, et ici le langage est d'une exactitude admirable: nous ne disons point cela est, mais il me semble.

50. Nos affirmations et nos négations se rapportent aux objets. Or je raisonne ainsi ce qui n'existe pas est un pur néant; du néant on ne peut

rien affirmer, rien nier, puisqu'il n'a ni propriétés ni relations; négation pure de toutes choses. Donc impossible d'affirmer, de nier, de combiner, de comparer ou de percevoir en dehors de la condition de l'existence.

Je dis la condition en effet, on connaît les propriétés, les rapports d'un grand nombre d'êtres qui n'existent point; mais tout ce que l'on peut concevoir de ces êtres implique cette condition s'ils exis

taient.

51. De là il résulte que notre science repose toujours sur un postulat; et j'emprunte ce mot à la langue mathématique pour montrer que cette condition, les sciences exactes elles-mêmes la reconnaissent et la subissent. La plupart des démonstrations mathématiques commencent par un axiome. « Qu'on tire une ligne, etc. » « Prenez une quantité A plus grande que B, etc. » Ainsi les démonstrations rigoureuses des sciences exactes supposent l'existence.

52. Impossible, en dehors de cette supposition, de rien expliquer. C'est un fait de sens commun. Pour l'exposer dans tout son jour, nous allons mettre en scène un mathématicien complétement inexpert en métaphysique; il devra démontrer que, dans un triangle rectangle, le carré de l'hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux côtés adjacents. Nous supposons que la démonstration se fait, non sur un tableau, mais de mémoire.

Démonstration: Abaissons une perpendiculaire de l'angle droit sur l'hypoténuse.

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