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Je puis faire abstraction de l'odeur sans détruire aucune des sensations d'un autre ordre produites par l'orange. Elle devient inodore et ne cesse point d'être étendue, colorée, savoureuse, sonore même. Je puis faire abstraction de la saveur, de la couleur, et je reste en présence d'un objet tangible, partant étendu, figuré, n'ayant rien perdu des propriétés qui relèvent du tact. Je fais abstraction des propriétés relevant du toucher, et l'étendue, la figure, la couleur, toutes les qualités qui relèvent des autres sens, à l'exception de celui-ci, persistent.

Allons encore plus loin, enlevons à l'orange toutes ses qualités sensibles, la saveur, le parfum, la lumière, la couleur, la chaleur, etc., l'étendue n'en persiste pas moins; elle est insaisissable, mais on la conçoit. Elle est, indépendamment de la visibilité, car elle existe pour l'aveugle; elle est, abstraction faite de la tangibilité, car elle existe pour celui qui voit; elle est, abstraction faite de l'odeur, de la saveur et du son, car elle existe pour les êtres privés des sens de l'odorat, du goût et de l'ouïe, s'ils possèdent celui du toucher ou de la vue.

5. Ici se présente une difficulté: ne pourrait-on pas regarder comme une sorte de jeu d'esprit ce que l'on prétend de l'étendue, considérée indépendamment des autres sensations? Il nous est facile, en vertu de l'abstraction, de supposer que les sensations n'existent pas; mais nous ne laissons point pour cela d'imaginer ces sensations. Lorsque j'enlève à l'orange sa couleur, sa lumière, elle reste étendue,

parce que, malgré tout, l'image persiste en moi; que si je parviens à l'abstraire complétement, il me resie au moins un objet noir sur un fond plus ou moins obscur et distinct de l'orange. Ceci ne prouvet-il point qu'il y a illusion en des abstractions de ce genre, qu'il n'existe point d'abstraction complète; car, à la réalité succède l'image, laquelle supplée à la réalité et la read perceptible.

Objection spécieuse à laquelle il serait difficile de répondre, si le fait suivant ne la ruinait par la base. ces images n'existent point chez un aveugle de naissance. La couleur, les ombres, la lumière sont pour l'aveugle comme s'ils n'étaient point. Toutefois l'aveugle conçoit l'étendue; que devient l'objection?

6. Mais, dira-t-on peut-être, vous êtes forcé d'avouer qu'il existe un rapport de dépendance entre l'idée de l'étendue et les sensations du toucher; les aveugles possèdent comme nous cet organe, c'est par lui qu'ils acquièrent l'idée de l'étendue; ainsi cette idée est inséparable des sensations du tact. Ce raisonnement n'est pas plus exact que le premier. Il est vrai que le taci nous donne, qu'il suffit pour nous donner l'idée de l'étendue, comme on le voit chez les aveugles; mais il est faux que nous ayons besoin du tact pour concevoir cette idée. J'ai démontré précédemment que la vue nous donne la connaissance des trois dimensions, lesquelles constituent le volume ou l'étendue dans sa perfection. Je puis même faire abstraction de l'idée de volume, celle de surface me suffit l'étendue de surface est inséparable de la

vision. Que serait la vision s'il n'existait ni couleur, ni lumière? Or, pouvons-nous imaginer la lumière ou la couleur indépendamment d'une surface?

Autre preuve sans doute les géomètres conçoivent l'étendue; et cependant ils font compléiement abstraction des rapports de l'étendue avec la vue et le toucher. Donc il n'existe point de connexion nécessaire entre l'étendue et les deux sens.

Que l'on nous dise quelle serait, dans un objet visible, la qualité relative au toucher, nécessaire à l'idée de l'étendue. Il n'en existe aucune. Prenons pour exemple un liquide. Serait-ce la flaidité? Elle se perd par la congélation, et l'étendue persiste. Serait-ce le froid, la chaleur? Nous faisons passer un liquide par tous les degrés du thermomètre, sans altérer sensiblement l'étendue. Que l'on imagine donc telle qualité que l'on voudra relative au toucher,.il sera facile d'établir qu'on peut la changer, la modifier ou mème la détruire sans altérer l'étendue visible.

Est-il donc besoin de connaître les qualités d'un objet relatives au tact, pour avoir de l'étendue de cet objet une idée nette, distincte, déterminée? Je vois un corps de loin, je distingue sa couleur et sa forme. Est-ce du marbre, du bronze, de la pierre? Je l'ignore; je puis même ignorer si cette malière est tangible comme il arrive pour certaines figures, vapeurs insaisissables au toucher; mais je sais qu'elle est étendue.

7. Sans étendue plas de vision, plus de tact, plus de sensations d'aucune espèce; plus de goût, puis

qu'il relève du tact; nous dirons même plus d'ouïe et d'odorat, bien que la vérité de cette affirmation semble moins évidente. En effet, s'il est constant que nous ne séparons jamais ces deux sensations de l'idée de l'étendue, reste à savoir ce que seraient les sensations d'un homme privé de tous les sens, à l'exception de l'ouïe et de l'odorat. Mais, sans nous jeter en des conjectures tout au moins hasardées, qu'il nous suffise de constater:

1° Qu'un objet sans étendue ne peut agir sur nos organes au moins selon l'idée que nous nous formons des corps;

2o Que dans le cas même où les sensations de l'ouïe et de l'odorat se produiraient indépendamment de toute idée de l'étendue, ces sensations seraient pour nous de simples phénomènes de l'âme, sans rapports avec le monde extérieur, tel que nous le comprenons aujourd'hui; car, si nous ne savions que ces phénomènes procèdent d'une cause distincte du subjectif, nous n'aurions conscience que du moi. Si nous arrivions à connaître qu'ils procèdent d'une cause extérieure, cette cause nous apparaîtrait peut-être comme un agent, exerçant sur nous une certaine influence, mais non comme un être de même nature que les corps;

3o Que nous ne pourrions nous former une idée ni de notre propre organisme, ni de l'univers; en effet, toutes choses se réduisant à des phénomènes internes, aux rapports de ces phénomènes avec leurs causes, l'univers, notre corps lui-même deviennent

un je ne sais quoi dont nous n'avons nulle idée. Que serait le monde sans l'étendue? Et notre corps, que serait-il?

4° Que nous avons prétendu seulement démontrer la dépendance où se trouvent, dans le système actuel, toutes les sensations par rapport à l'étendue; démonstration qui persiste, alors même que l'homme serait incapable, à l'aide de l'odorat et de l'ouïe, de se former une idée de l'étendue et qu'il n'aurait aucun besoin de cette idée, pour éprouver les sensations qui leur appartiennent;

5° Que même dans ce cas la proposition suivante : l'idée de l'étendue est indépendante des autres sensations, reste entière et debout;

6° Que la vérité que nous voulions établir, à savoir L'idée de l'étendue est pour nous inséparable de l'idée de corps, demeure prouvée.

8. Vérité si certaine que dans l'exposition du mystère auguste de l'Eucharistie les théologiens distinguent entre le rapport des parties du corps adorable entre elles et leur rapport avec le lieu; in ordine ad se, in ordine ad locum. Le corps du Sauveur, réellement présent sous les espèces sacrées, occupe l'étendue in ordine ad se, bien qu'il ne l'occupe point in ordine ad locum. Les théologiens ont compris que l'homme ne pouvait perdre l'idée de l'étendue sans perdre en même temps toute idée de corps. De là l'ingénieuse distinction que nous venons de lire; nous y reviendrons plus tard.

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