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connaître que de longs raisonnements. Elle est si lumineuse en soi, qu'une science, la plus vaste, la plus certaine des sciences humaines, la géométrie, la prend pour point d'appui. Donc nous avons des raisons de croire que l'étendue, considérée dans son essence, est connue, car nous connaissons ses propriétés nécessaires et nous les connaissons avec une évidence telle, que nous ne craignons point d'appuyer sur ses propriétés notre plus grand édifice scientifique. Cependant, loin de découvrir dans cette idée soit l'impénétrabilité, soit toute autre propriété des corps, nous n'y voyons qu'une sorte de capacité indifférente; nous concevons indifféremment une étendue pénétrable ou impénétrable, vide ou pleine, blanche ou verte, etc., avec ou sans propriétés, pour se mettre en rapport avec nos organes. Nous concevons l'étendue dans les corps comme dans l'espace pur; dans le soleil qui illumine et réchauffe le monde, comme dans les vagues dimensions du vide incommensurable.

CHAPITRE VII.

Espace. Néant.

42. On aura pu remarquer, par le chapitre précédent, que l'idée de l'étendue et celle de l'espace sont toujours unies; et que, si l'on veut fixer la nature réelle de la première, les questions qui touchent à la

seconde se présentent aussitôt. On ne peut expliquer l'une indépendamment de l'autre. C'est pourquoi j'ai résolu de traiter avec soin la question de l'espace, idéal ou réel; seul moyen, en effet, de déterminer avec clarté la nature de l'étendue.

43. L'espace! mystère profond, le plus profond peut-être de l'ordre naturel qui se puisse offrir à la faible raison de l'homme; plus on le creuse, plus on le trouve obscur; l'esprit est comme submergé dans ces ténèbres que nous supposons placées au-delà de la limite des choses, dans les profondeurs incommensurables de l'infini. La vérité et le mensonge, l'illusion et la réalité passent devant lui sans qu'il les puisse reconnaître. Il forme des raisonnements décisifs peut-être en d'autres matières, mais sans valeur en celle-ci, parce qu'ils sont en opposition avec d'autres qui ne paraissent pas moins concluants. On dirait qu'il a trouvé la limite posée par le Créateur à ses investigations. Au moment de la franchir ses forces le trahissent, il s'évanouit dans ses vaines tentatives; l'air manque; il est hors de l'élément qui le fait vivre.

Certains philosophes passent rapidement sur les questions relatives à l'espace; ils affectent de les expliquer en deux mots. Affirmez sans hésitation qu'ils ne les ont pas comprises. Ce n'est pas ainsi qu'ont procédé Descartes, Malebranche, Newton, Leibnitz, etc.

Mais pourquoi s'enfoncer en ces abîmes? -Travaux stériles! - Efforts perdus et sans résultats! - Non!

non! - Si l'esprit ne trouve point ce que l'on cherche le résultat n'en est pas moins infiniment précieux; il est à propos de savoir ce que notre esprit peut atteindre et ce qui se dérobe éternellement à son orgueil. La philosophie tire de cette connaissance les considérations les plus élevées. Et d'ailleurs, le succès ne dût-il jamais couronner nos efforts, nous ne pouvons laisser sans examen une idée qui touche de si près à la base de toutes nos connaissances physiques : l'étendue. Tous les philosophes ont cherché; cherchons à notre tour. Qui sait? après plusieurs siècles d'efforts, la vérité sera peut-être enfin le prix de la constance.

44. Qu'est-ce donc que l'espace? Est-il, en réalité, quelque chose ou seulement une idée? S'il est une idée, cette idée a-t-elle dans le monde extérieur un objet qui lui corresponde? Est-il une pure illusion et le mot qui le nomme un mot vide de sens?

Si nous ne savons ce qu'est l'espace, fixons au moins le sens du mot, nous préciserons ainsi la question. Par le mot espace nous entendons l'étendue dans laquelle les corps sont placés, c'est-à-dire cette capacité de contenir les corps, à laquelle nous n'attribuons aucune de leurs qualités, excepté l'étendue.

Supposons un vase hermétiquement fermé dont l'intérieur reste vide, par l'anéantissement de ce qu'il contenait; cette cavité, cette capacité qui, dans notre manière de voir, peut être occupée par un corps, est une partie de l'espace. Représentons-nous le monde comme un vase immense dans lequel tous les corps sont contenus; faisons-y le vide, voilà une cavité égale

à l'univers. Que si, par delà les limites du monde, il y a place pour d'autres corps, voilà l'espace sans fin, l'espace imaginaire.

L'espace se présente à nous d'abord, sinon comme une capacité infinie, au moins comme une capacité indéfinie. En quelque point de l'espace que nous concevions un corps, nous concevons qu'il se puisse mouvoir, décrire toute espèce de lignes; prendre toutes sortes de directions, s'éloigner indéfiniment de sa première place. Donc à cette capacité, à ces dimensions, nous n'imaginons aucune limite. Donc l'espace est indéfini.

45. L'espace est-il un pur néant? Oui, répondent certains philosophes. L'espace, abstraction faite de la superficie que présentent les corps et considéré comme simple intervalle, est un pur néant. Et, toutefois, ils ajoutent : c'est à l'espace que les corps doivent leurs distances. L'univers s'anéantirait, à l'exception d'un seul corps, que celui-ci pourrait encore se mouvoir et changer de place. Cette opinion me semble contenir des contradictions difficiles à concilier. Etendue - néant sont des mots contradictoires.

46. Si dans un espace enclos de murs, on anéantit toutes choses, il semble que les murs ne peuvent rester distants. L'idée de distance implique l'idée d'un milieu entre les objets. Le néant ne peut être un milieu; il n'est rien. Si l'intervalle n'est rien, il n'y a pas de distance : le mot distance serait vide de sens. Dire que le néant peut avoir quelques propriétés, c'est bouleverser toutes les idées, c'est affirmer la possibi

lité de l'être et du non être en un même temps, et ruiner le fondement des connaissances humaines.

47. Prétendre que tout le contenu s'étant anéanti, il reste un espace négatif, c'est se payer de mots. Cet espace négatif est quelque chose ou il n'est rien; s'il est quelque chose, que devient l'opinion que nous combattons? s'il n'est rien, la difficulté reste la même.

48. Mais, dira-t-on peut-être, bien qu'il ne reste rien entre les surfaces, celles-ci conservent la capacité de contenir. Observons alors que cette capacité n'est pas dans les surfaces, mais dans les distances respectives: s'il en était autrement, quelle que fût la disposition des surfaces, elles devraient avoir la même capacité, ce qui est absurde. Nous n'avons donc pas avancé d'une ligne. Il nous faut expliquer ce qu'est cette capacité, ce qu'est cette distance; la question demeure tout entière.

49. On pourra répondre que le contenu des surfaces venant à s'anéantir, il reste le volume, et que l'idée de volume implique capacité. Mais l'idée de volume implique aussi l'idée de distance; sans distance, il ne saurait y avoir de volume. Or comment cette distance existera-t-elle si la distance est un pur néant?

50. A bout d'efforts pour échapper à ces difficultés, il s'offre à nous une réponse, spécieuse en apparence, mais dont l'observation nous montre bientôt la futilité. La distance, pourrions-nous dire, est une pure négation de contact; or, la négation, c'est le néant. Donc la distance nous fournit ce que nous cherchons. Je le répète cette solution est aussi futile que les précé

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