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l'atteindrez point, mais ce que vous cherchez est «<là. Je ne pense point que la réalité, dans ce cas, soit inférieure en exactitude à l'idée géométrique; la théorie mécanique imaginée ou conçue ne va pas au delà.

35. Il ressort de ces considérations que la géométrie, que les théories dans toute leur rigueur sont réalisées dans le monde physique. Si nous savions suivre, si nous savions imiter la nature, nous trouverions la réalité conforme à l'idéal. L'expérience est quelquefois contraire à la théorie, parce que l'infériorité des moyens dont nous disposons nous laisse en dehors des conditions que cette dernière impose. L'ouvrier qui construit un système de roues dentelées se voit obligé de modifier les règles théoriques et de tenir compte du frottement ou de toute autre circonstance appartenant à la matière qu'il emploie. S'il lui était donné de lire tout d'un coup dans la nature des choses, le frottement lui-même lui découvrirait un système nouveau d'engrenage infinitésimal, confirmant avec une exactitude merveilleuse ces règles qu'une expérience imparfaite et grossière lui présente comme démenties par la réalité.

36. Si les masses gigantesques des mondes étonnent notre intelligence, la merveille des infiniment petits n'est pas moins digne d'étonnement et d'admiration. Nous sommes suspendus entre deux infinis. L'homme, dans sa faiblesse, ne pouvant atteindre ni l'un ni l'autre, doit se contenter de les entrevoir; un jour, dans un monde meilleur, douce et chère espé

rance! délivré de ses ténèbres, il verra face à face et sans voiles les secrets de l'éternelle vérité.

CHAPITRE VI.

Éclaircissements sur l'étendue.

37. Si l'étendue est quelque chose, ce que nous venons de démontrer, qu'est-elle ?

Un corps est étendu; l'espace est étendu. Dans les corps comme dans l'espace, nous trouvons, en effet, ce qui constitue essentiellement l'étendue, à savoir, les dimensions. L'étendue des corps est-elle la mème que celle de l'espace?

J'ai sous mon regard et dans ma main une plume, laquelle est certainement étendue. Elle se meut, et son étendue se meut avec elle; ce mouvement s'exécute dans l'espace immobile. Au moment A de la durée, l'étendue de ma plume se trouve occuper le point A' de l'espace; au moment B le point B' distinct du point A'; donc ni le point A' ni le point B’ ne s'identifient avec l'étendue du corps.

Ceci me semble avoir la force d'une démonstration. Je vais, pour être plus général et plus clair, résumer ma pensée sous forme de syllogisme. Les choses séparées ou qui se peuvent séparer sont distinctes; or, l'étendue des corps se peut séparer et se sépare de quelque portion que ce soit de l'espace;

donc l'étendue de l'espace et l'étendue des corps sont choses distinctes. J'ai dit que ce raisonnement semblait avoir toute la force d'une démonstration; car il soulève de graves difficultés; mais comme ces difficultés ne se peuvent comprendre que l'on n'ait préalablement analysé l'idée de l'espace, je me réserve d'exposer mes idées lorsque, dans les chapitres suivants, je traiterai cette question.

38. L'étendue d'un corps est-elle le corps même? Je ne puis concevoir un corps sans étendue; mais cela ne prouve point que l'étendue soit la même chose que le corps. L'âme prend connaissance des corps par l'intermédiaire des sens. J'ai reçu des sens, ou les sens ont éveillé en moi, l'idée de l'étendue; ils ne m'ont rien dit sur la nature intime de l'objet perçu.

Les corps ont le pouvoir de produire en nous des impressions parfaitement distinctes de l'étendue. Deux corps d'une étendue égale nous impressionnent quelquefois bien différemment; il y a donc, en eux, autre chose que l'étendue. Si l'étendue était l'unique propriété des corps, partout où l'étendue serait égale, les effets produits seraient les mêmes. Or l'expérience nous enseigne qu'il n'en est point ainsi.

Bien plus, nous concevons l'étendue dans l'espace pur; nous n'y pouvons concevoir un corps. L'idée de corps implique l'idée de mobilité; l'espace est immobile. Elle implique la faculté de produire des impressions; l'étendue de l'espace n'a point par elle-même celte propriété.

Donc l'idée de l'étendue n'embrasse pas, dans l'état actuel de nos connaissances, l'idée de corps tout entière. En quoi consiste l'essence d'un corps? Je l'ignore; mais je sais que dans l'idée corps il entre quelque chose de plus que l'étendue.

39. Lorsqu'on affirme qu'un corps ne se peut concevoir sans étendue, on ne prétend point que l'étendue soit la notion constitutive de l'essence des corps. Cette essence nous étant inconnue, nous ne pouvons savoir ce qu'elle admet ou repousse. Voici le sens vrai de l'indivisibilité des deux idées, étendue et corps nous ne connaissons point les corps à priori; ce que nous en savons, y compris leur existence, nous le tenons des sens; partant tout ce que nous pouvons imaginer ou sentir des corps présuppose l'idée qui sert de base à nos sensations; or, cetle base, coinme nous l'avons vu plus haut, est l'étendue. Sans l'étendue, nous perdons la sensation. Donc plus de corps; la matière s'évanouit ou devient un être que nous ne distinguons plus des autres êtres.

Je vais expliquer ma pensée. Si je dépouille un corps de son étendue, ne lui laissant que la faculté de déterminer certaines impressions, cet être, ainsi modifié, ne se distinguera plus d'un esprit pourvu que cet esprit détermine en moi les mêmes impressions. Le papier sur lequel j'écris produit sur moi l'impression d'une surface blanche; nul doute que Dieu ne pût exciter la même sensation dans mon âme, indépendamment d'aucun corps. Je sais, admettons cette hypothèse, que nul objet externe étendu ne correspond à ma

sensation, laquelle a pour cause un ètre opérant en moi; de là deux choses distinctes dans mon esprit : 1° le phénomène de la sensation qui, dans tous les cas, serait le même; 2o l'idée de l'être produisant en moi cette sensation, c'est-à-dire un être distinct de moi, agissant sur moi; et par rapport au monde extérieur, deux idées, distinction et causalité.

Maintenant, j'enlève à ce papier l'étendue, que reste-t-il? rien de moins après qu'avant: 1o un phénomène interne attesté par ma conscience; 2o l'idée d'un être, cause de ce phénomène.

Cet objet sera-t-il un corps? je l'ignore; mais je sais que dans l'idée de corps, telle que je la conçois, je fais entrer quelque chose qu'il n'a point; je sais que cet objet ne se distingue pas à mes yeux des autres êtres, ou que s'il existé dans sa nature intime quelque chose qui le distingue, ce quelque chose m'est inconnu.

40. Voilà dans quel sens j'établis que, pour nous, l'idée d'étendue est inséparable de l'idée de corps; mais il ne suit point de là que ces deux idées soient identiques. Qui sait? en approfondissant peut-être trouverions-nous que, loin d'être identiques, l'étendue et le corps sont essentiellement distincts. Nous avons déjà vu qu'il en était ainsi par rapport à l'idée; n'est-ce point un indice que la même chose a lieu dans la réalité ?

41. Il est peu d'idées plus claires que l'idée de l'étendue, considérée géométriquement. Inutile de l'expliquer; la simple intuition nous la fait mieux

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