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parce que l'interlocuteur continue. S'il eût cessé de parler ou qu'il eût fait entendre cette inflexion de voix qui marque la fin d'une période, le non eût jailli comme l'éclair. Une virgule, un point, dans la parole écrite, produisent le même effet que, dans la parole parlée, une pause, ou l'accent de la voix.

Il serait facile de multiplier les exemples; mais j'en ai dit assez. Si l'on entend que toute pensée implique une parole intérieure, il y a exagération dans cette formule célèbre : Avant de parler sa pensée, l'homme doit penser sa parole.

CHAPITRE XXIX.

Rapport entre le langage et les idées; origine et caractère de ce rapport.

183. Il en est d'un grand nombre d'idées comme des sensations et des sentiments; faits simples que la parole ne peut exprimer. (Livre IV, chap. v.) Les paroles manifestent les idées; elles les revêtent de lumière; mais ne pourrait-on pas dire que, parfois, elles les obscurcissent et les troublent? Manifester une idée, c'est réfléchir sur cette idée; or, nous avons observé (liv. I, chap. ш et xx) que la force réflexe de nos actes de perception est inférieure à leur force directe.

184. Peut-être savons-nous des choses que nous croyons ignorer; peut-être en ignorons-nous que

nous croyons savoir. Quoi qu'il en soit, il est un certain nombre d'idées sur lesquelles toutes les écoles ont disputé, sur lesquelles on dispute encore, et cependant, ces idées doivent être claires, puisque nous les employons sans cesse et sans nous tromper. Les philosophes n'ont pu se mettre d'accord sur les idées d'espace et de temps, et l'homme le plus ignorant les applique dans la pratique de la vie, à chaque instant et sans se tromper. Cela ne prouverait-il point que la difficulté n'est pas dans l'idée, mais dans l'explication de l'idée ?

185. Nous avons eu, plus d'une fois, l'occasion de remarquer l'exactitude du langage usuel; quel sens profond, que de variété, que de délicatesse, que de nuances! Or, les langues ne sont pas l'ouvrage de la réflexion, mais celui de la raison opérant d'une manière directe, c'est-à-dire s'aidant de l'idée, sans réfléchir sur l'idée.

186. L'idéologue cherche l'idée de l'idée ; il ne voit point que si c'était là la science, on en viendrait à demander l'idée de cette idée, et ainsi jusqu'à l'infini. S'agit-il de faits simples extérieurs ou internes; constatez-les; seule explication possible.

187. Autant que les idées-images, les idées parlées, c'est-à-dire celles qui ont besoin d'être parlées, sont des sources d'erreurs. L'idée-image nous incline à croire que toute idée est une représentation sensible; cette opinion que toutes les idées se peuvent expliquer par la parole nous fait confondre le simple avec le composé, le fond avec la forme.

188. Une idée composée est un ensemble ou plutôt un enchaînement d'idées qui s'éveillent simultanément ou se succèdent avec une grande rapidité. Notre entendement se sert de la parole pour relier cet ensemble et le contenir. Voilà pourquoi l'idée simple peut se passer de la parole. On dit que la parole est nécessaire à la pensée; il serait plus exact de dire qu'elle est nécessaire au souvenir.

189. Si l'objet qui nous occupe est présent à l'intuition sensible, nous n'avons nul besoin de la parole. Pour réfléchir sur la ligne droite, sur l'angle, sur le triangle, il nous suffit de les imaginer; ainsi des nombres deux, trois, quatre, etc. La nécessité de la parole se fait sentir seulement alors que l'imagination ne peut représenter les objets d'une manière distincte, et qu'il faut combiner plusieurs idées. Par exemple, il nous serait impossible de raisonner sur le polygone, si nous n'attachions cette idée à un mot.

190. L'esprit ne crée point les objets qu'il perçoit; il se borne à combiner ses perceptions; comme il ne peut percevoir plusieurs objets à la fois, il y a succession dans l'exercice de ses facultés. L'unité de conscience est le lien commun de nos perceptions. Pour arriver à la certitude, relativement au passé, la conscience rattache à certains signes déterminés ses diverses opérations; ces signes sont nécessairement arbitraires. Ils doivent être sensibles en vertu des rapports qui unissent notre intelligence aux facultés sensitives. C'est pourquoi l'on observe que tout signe auquel s'attache une idée relève de l'un de nos

sens. La multitude et la variété des idées demandaient un signe éminemment flexible et varié, lequel joignît à cette variété, à cette flexibilité certains caractères de simplicité qui le rendissent facile à retenir; la parole écrite ou parlée offre ces avantages. Au milieu d'une variété étonnante, elle possède, dans les syllabes radicales, les caractères dont il s'agit ici. La conjugaison d'un seul verbe fait passer sous nos yeux un nombre considérable d'idées différentes, fardeau très lourd pour la mémoire si elles n'étaient réunies par un lien commun, la syllabe radicale. Voilà pourquoi dans l'étude des langues les verbes irréguliers offrent tant de difficultés; on a pu remarquer les erreurs naïves et quelquefois charmantes dans lesquelles tombent les enfants à propos de ces irrégularités. Une langue est comme un catalogue de bibliothèque, d'autant plus parfait qu'il est plus simple et plus divers, qu'il désigne avec plus d'exactitude et la nature des ouvrages et les casiers où il les faut chercher.

191. Succession d'idées et opérations, partant nécessité d'un signe qui les rappelle et les enchaîne; rapports de notre entendement avec les facultés sensitives, partant nécessité des signes sensibles; variété et simplicité du langage; de là le mérite de la parole comme expression des idées. (Voy. liv. I, ch. xxvII.)

CHAPITRE XXX.

Idées innées.

192. Les différences sont profondes entre les adversaires des idées innées. Le matérialiste se lève et dit: L'homme doit tout aux sens; les richesses de son intelligence sont le produit de l'organisme qui va se perfectionnant comme ces machines que l'usage assouplit et régularise. Rien ne préexiste dans l'esprit que la faculté de sentir; que dis-je? l'esprit n'est rien; ce que l'on appelle développement intellectuel appartient à la matière.

Les sensualistes ne vont pas si loin; s'ils nient les idées innées, ils n'accordent pas à la matière la faculté de penser. Ils reconnaissent l'existence de l'esprit; mais cet esprit n'a que des facultés sensitives, il doit tout aux sensations; nos connaissances ne peuvent être que des sensations transformées.

Il est des adversaires des idées innées qui ne sont ni matérialistes, ni sensualistes; les scolastiques, par exemple, qui, d'une part, défendent ce principe: << Il n'est rien dans l'intelligence qui n'ait été dans les sens; » et, d'autre part, combattent le matérialisme et le sensualisme. Les scolastiques auraient été, peut-être, bien près de s'entendre avec les partisans des idées innées si l'on eût bien posé la question.

193. Les scolastiques considéraient les idées comme

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