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147. Si les principes généraux relevaient de l'expérience, ils cesseraient d'être généraux; on ne pourrait les formuler d'une manière absolue, même à propos de l'individuel; il faudrait s'en tenir à l'observation, c'est-à-dire à des à peu près toujours inexacts. Ainsi l'on ne pourrait affirmer que dans tout triangle les trois angles équivalent à deux angles droits; il faudrait dire : dans les triangles sur lesquels on a fait l'expérience, les trois angles ont la valeur de deux angles droits, à peu de différence près.

Dès lors, on le voit, plus de vérités nécessaires; les mathématiques elles-mêmes tomberaient au Diveau des expérimentations de l'ouvrier dans la prati que de son art.

148. Sans vérités nécessaires, c'en est fait de la science; les vérités contingentes elles-mêmes offriront de grandes difficultés. Comment recueillonsnous les faits d'expérience; comment parvenonsnous à les coordonner? En leur appliquant certaines vérités générales, celles de la numération, par exemple. Si notre sécurité n'était complète sur cet ordre de vérités, comment le serait-elle sur les résultats de l'observation?

149. Gardez-vous d'enlever à la raison humaine ce fonds de vérités nécessaires, qui constituent comme son patrimoine. Surchargée par l'observation, distraite à chaque instant par des vérifications indispensables, sans lumière pour se guider à travers la multiplicité des phénomènes, à jamais incapable de

réunir les rayons épars de la science en un foyer commun, la raison individuelle ne pourrait faire un pas.

Plus de raison générale, les hommes cesseraient de se comprendre. Toute expérience étant individuelle, sans lien commun, sans nécessité d'aucune espèce, l'observation manquerait d'unité. Vaste champ de confusion; désordre irrémédiable. Les langues, loin de se former, se seraient perdues, la parole exigeant, non-seulement dans les complications d'un long discours, mais dans les formules les plus simples, un fonds de vérités générales, nécessaires, qui servent comme de trame aux vérités contingentes.

150. Ainsi demander s'il existe des vérités générales, c'est demander si la raison individuelle existe, s'il existe une raison générale, caractère universel de l'humanité. Oui! la raison existe. La nier, c'est nier l'homme même. C'est repousser le témoignage de la conscience. Inutiles efforts; l'instinct de la nature proteste et se raidit.

151. Cette communauté de raison entre les hommes de tous les pays et de tous les siècles; cette unité merveilleuse dans une si grande variété ; cet accord fondamental que la différence des opinions ne saurait détruire, n'accusent-ils pas l'origine commune de l'esprit humain? La pensée n'est pas l'œuvre du hasard; au-dessus des intelligences de l'ordre créé, il est une intelligence qui les soutient et les illumine. C'est elle qui, dès les premiers moments de

leur existence, leur donne, avec la faculté de percevoir, les moyens de s'assurer de la réalité des objets qu'ils perçoivent. L'ordre admirable du monde matériel, le concert, l'unité de plan que l'on y découvre proclament éloquemment l'existence de Dieu; preuve moins concluante toutefois que l'ordre, le concert, l'unité que nous offre la raison par son assentiment aux vérités nécessaires. Pour moi, je l'avoue, il n'est pas de preuve plus éclatante et plus solide de l'existence d'une intelligence suprême que l'harmonie du monde des intelligences. Cette preuve repose sur le fait le plus immédiat, sur la connaissance de nos propres actes. Quel autre offre cet avantage? Si le commun des hommes est plus touché de l'ordre qui règne dans l'univers, c'est que le commun des hommes se laisse entraîner à l'attrait des sens. Le spectacle de la nature les retient au dehors; ils ne font point retour sur eux-mêmes.

L'athée a dit, dans son orgueil : Où est votre Dieu; qu'il se montre et je croirai en lui. Eh bien, répondrons-nous à l'athée : regardez. Il est là. Non pas hors de nous, mais en nous-mêmes. Si l'homme irréfléchi peut le méconnaître, le métaphysicien est sans excuse. Malebranche voit tout en Dieu, c'est une erreur, erreur d'un homme de génie.

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CHAPITRE XXIV.

Existence de la raison universelle.

152. La vérité générale a certains rapports avec la vérité particulière; elle nous échappe si nous ne la raltachons à quelque objet existant ou pouvant exister. Tout ce qui existe est individuel et particulier. Le possible même, en tant qu'être, ne se conçoit qu'à la condition qu'on le particularise dans les régions vagues de la possibilité. L'être par essence, Dieu, n'est pas un être abstrait, mais une réalité infinie. Il individualise en lui l'idée générale de l'êtré dans sa plénitude, l'idée de toute perfection, l'idée de l'infini.

Plus de vérités générales si l'on ne pouvait les rapporter à des individualités réelles ou possibles. Toute connaissance serait purement subjective. La science n'aurait point d'objet; on saurait et il n'y aurait point de chose sue.

L'apparence même de la science manifeste quelque chose de plus qu'un fait purement subjectif. Croire que nous connaissons, c'est connaître quelque chose en nous ou hors de nous; que si ce phénomène était un fait purement subjectif, s'objectivant lui-même, nous serions dans une erreur continuelle. La raison humaine, forcée de chercher le vrai à l'aide du faux, se sentirait irrémédiablement atteinte.

153. Dans cette correspondance de la vérité générale avec la vérité particulière, laquelle est le principe? La vérité générale relève-t-elle des vérités particulières, ou les vérités particulières de la vérité générale? Tous les diamètres d'un même cercle sont égaux. » Vérité générale. L'existence du cercle implique l'égalité des diamètres. Nous avons déjà vu que la certitude de la vérité générale ne nous vient ni ne peut nous venir de la vérité particulière; mais, de son côté, la vérité particulière se peut passer de la vérité générale; les diamètres d'un cercle restent égaux, qu'il existe ou n'existe pas une intelligence capable de percevoir cette vérité.

154. La vérité ne pourrait être générale si elle cessait d'être vraie une seule fois. La vérité particulière resterait vraie alors même que la vérité générale viendrait à faillir. L'égalité des diamètres dans un cercle existant est une condition nécessaire à la vérité générale; l'égalité des diamètres est indépendante de cette vérité. Il est vrai, en général, que tous les diamètres sont égaux, parce qu'il en est ainsi de tous les diamètres réels et possibles; la vérité générale n'est autre chose que l'expression de ce fait. Un tout particulier est en soi plus grand que sa partie, abstraction faite de toute vérité générale. Si dans un tout particulier l'axiome ne se réalisait point, il cesserait d'être vrai en général que le tout soit plus grand que sa partie.

155. De ces observations on pourrait conclure que la vérité des principes dépend de la vérité des faits,

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