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le cœur; gardons-nous de ses atteintes. Le scepticisme éteint l'intelligence; préservons de son souffle glacé ce divin flambeau. Que l'homme n'abdique aucune de ses facultés; qu'il les rapporte toutes à celui dont il les a reçues!

CHAPITRE XIX.

La représentation sensible; ses éléments; ses divers caractères.

114. Nous allons chercher quels sont les éléments primitifs des combinaisons de notre esprit, en commençant par ceux qui relèvent des sens. Toute représentation sensible implique l'étendue; sans étendue, point de représentation; les sensations ne sont plus que de simples affections de l'âme sans rapport avec la réalité objective.

115. L'étendue en elle-même, abstraction faite de sa limitabilité, ne se prête à aucune combinaison; représentation vague, indéfinie, immense, mais sans objet distinct. Combinée avec la limitabilité, l'étendue devient capable de figures et forme ce vaste champ où se déploie la science géométrique.

116. Etendue, limitabilité, voilà les deux éléments de l'intuition sensible. Ces éléments se peuvent offrir à nous de deux manières : ou liés à des sensations dont l'objet est déterminé, ou comme des produc

tions de notre activité intérieure. Je contemple un monument: intuition de la première espèce. Je produis en moi la représentation d'un cercle que je veux étudier intuition de la seconde espèce.

:

117. Cette force intérieure, en vertu de laquelle nous produisons, à volonté, un nombre indéfini de représentations, sous une multitude indéfinie de formes, est un phénomène qui mérite de fixer notre attention. Il prouve que l'activité créatrice n'appartient pas seulement à l'ordre intellectuel pur, puisqu'elle se montre dans l'ordre sensible. Nous pouvons prolonger une droite à l'infini, et tirer, sur un même plan, d'autres lignes droites sans nombre. La diversité des angles sous lesquels il nous est permis de considérer ces droites est infinie. Que si, de la ligne droite, vous passez aux courbes, même infinité de combinaisons, dans leur grandeur, dans leurs positions respectives, dans leurs rapports avec des axes déterminés. Ainsi, même dans l'ordre sensible, nous trouvons en nous une force de production merveilleuse; avec cet élément unique, l'étendue susceptible de limite ou de figure, l'esprit enfante des représentations sans nombre.

118. Parfois la faculté représentative sensible se développe en présence d'un objet et sous son influence; parfois elle se développe spontanément et sans le concours de la volonté ; d'autres fois, enfin, en vertu d'un acte libre. Ce n'est pas ici le lieu d'examiner comment le phénomène se trouve lié aux affections organiques. Il s'agit de constater et d'expliquer les

faits, au point de vue de l'idéologie; la question physiologique ne ressort pas de notre sujet.

Entre les représentations sensibles que nous venons de classer, et que l'on pourrait désigner ainsi : représentations passives, spontanées et libres, il existe de notables différences; ne l'oublions pas.

119. La représentation passive est un don de l'âme indépendant de son activité. Nous ne pouvons pas ne point voir un objet, lorsque nous sommes en présence de cet objet, les yeux ouverts; il nous est même impossible de ne le pas voir d'une certaine manière, le point de vue et les conditions de la vision étant donnés.

Puisque les représentations dépendent ainsi des organes, dans leurs rapports avec les objets, il semble que l'âme soit purement passive dans l'exercice de ses facultés sensibles.

120. La représentation spontanée, c'est-à-dire la faculté qui produit en nous les représentations sensibles, indépendamment des objets externes et de la volonté, semblerait pareillement avoir quelque chose de passif et relever des affections organiques.

En effet, ces représentations se produisent ou sans ordre, ou dans un ordre primitif, en tant que souvenir de sensations antérieures. Elles bravent les efforts que nous faisons pour les détruire ou les oublier; tenaces, jusqu'à triompher longtemps de la résistance du libre arbitre.

On n'explique ces phénomènes qu'en les rapportant à des causes organiques, lesquelles, dans cer

taines occasions déterminées, produisent sur l'âme le même effet que les impressions venues du dehors. Telle est alors l'intensité de la représentation interne que le sujet ne la peut distinguer des impressions des sens.

121. Il est bon d'observer que dans cette production spontanée les représentations nouvelles ne se rattachent pas toujours à des représentations antérieures correspondantes, mais qu'elles déploient une force de combinaison singulière, d'où résultent des créations entièrement neuves. Que si cette force vient à s'exercer à l'aveugle, les créations sont extravagantes. Elles deviennent sublimes, elles deviennent des chefs-d'œuvre dans les arts, lorsqu'elle se déploie sous certaines conditions.

Le génie n'est autre chose que la spontanéité de l'imagination et du sentiment développés dans les conditions du beau. Ni la force de volonté, élément essentiel des grandes choses, ni l'imagination qui reproduit le beau, ni le discernement, ni le goût, ni la connaissance des règles ne constituent, seuls, le génie. Tous ces dons brillants demandent, pour devenir féconds, un don de plus la spontanéité instinctivement belle; cette spontanéité qui jaillit des profondeurs les plus mystérieuses de l'âme; qui, loin de dépendre de la volonté libre, s'impose en maître aux facultés de l'homme privilégié, qui le domine, le poursuit dans le sommeil coinme dans la veille, dans le loisir comme dans le travail, et souvent dévore son existence comme un feu trop violent fait éclater le

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vase qui le contient.

122. Il y a production libre, lorsque les représentations s'offrent à nous en vertu de notre volonté et dans les conditions de cette volonté, exemple: les compositions artistiques, les figures qui servent d'objet à la géométrie.

123. Cette composition à priori n'a point de type dans notre imagination; ce type, en effet, serait la représentation sensible elle-même; partant, nul besoin de la composer. Mais comment composer une représentation dont on n'a pas le modèle? Il ne suffit pas d'en posséder les éléments, c'est-à-dire l'étendue susceptible de figures, puisque ces éléments peuvent servir pour une infinité de figures. Il faut donc quelque chose de particulier, une règle d'où puisse résulter la représentation désirée.

Afin de comprendre ce qui précède, observons que les intuitions sensibles se trouvent liées à des concepts généraux qui sont comme le fond de ces intuitions. Bien que, par exemple, je n'aie point, en ce moment, devant moi, la représentation sensible d'un hexagone régulier, il me suffit du concept formé des idées ligne, six, égalité des angles, pour qu'il me devienne possible de produire en moi cette représentation sensible. C'est ainsi que l'activité libre, principe des représentations sensibles déterminées, repose sur des concepts généraux indépendants de la sensibilité, lesquels, cependant, se rapportent à la sensibilité d'une manière indéterminée.

124. En analysant l'objet de ces concepts généraux, rapportés à l'intuition sensible prise en général,

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