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quelle, bien qu'excitée par les impressions sensibles, se déploie par sa propre vertu, s'empare de ces impressions et les convertit, pour ainsi dire, en sa propre substance.

37. Nous avons déjà fait remarquer dans cet ouvrage la profondeur de la doctrine des aristotéliciens, l'entendement agissant, doctrine tournée en ridicule parce qu'on ne l'a point comprise. Mais laissons ces questions; nous allons analyser avec soin les idées géométriques et chercher dans les ténèbres qui cachent la nature et l'origine de nos idées quelque rayon de lumière.

CHAPITRE VI.

L'idée géométrique; ce qu'elle est; ses rapports avec l'intuition sensible.

38. Dans les chapitres précédents, nous avons distingué l'idée pure de la représentation sensible, et je crois avoir signalé leurs différences, quant à l'ordre géométrique lui-même. Mais l'idée en soi, l'avons-nous expliquée? Nous avons dit ce qu'elle n'est point, non ce qu'elle est. Peut-être l'impossibilité de l'explication, la nécessité où nous sommes de nous en tenir à constater l'existence des idées simples, ressort-elle suffisamment de ce qui précède; mais cette observation tourne la difficulté sans la résoudre. Etudions d'abord ce qu'il s'agit de constater; peut-être

nous sera-t-il permis ensuite de nous en tenir là, sans qu'il soit possible de nous accuser d'avoir éludé la question. Commençons par les idées géométriques.

39. Une idée géométrique peut-elle exister sans unc représentation sensible antérieure ou concomitante? En nous, je ne le pense pas. Que sera l'idée du triangle, si vous ne la rapportez à des lignes qui forment les angles et comprennent un espace? Et les mots ligne, angle, espace, quel sens leur donnez-vous en dehors de l'intuition sensible? La ligne est une série de points; mais ce mot série n'offre rien de déterminé, si vous ne le rapportez à cette intuition sensible dans laquelle le point nous apparaît comme un principe générateur dont le mouvement produit la continuité que nous nommons ligne. Les angles, que seraient-ils en dehors de la représentation réelle ou possible de ces lignes? Que sera l'aire du triangle, abstraction faite d'un espace, d'une superficie représentée ou pouvant être représentée ? Portez aux idéologues le défi de donner un sens aux mots employés en géométrie, si l'on fait abstraction, d'une manière absolue, de toute représentation sensible.

40. Les idées géométriques, telles du moins que nous les concevons, ont un rapport nécessaire avec l'intuition sensible; elles ne sont pas l'intuition sensible, mais la présupposent toujours. Exemple: Le triangle est une figure enfermée dans trois lignes droites. Cette définition implique les idées suivantes : espace, enfermé, trois et lignes. Supprimez une seule

de ces idées, le triangle s'évanouit: sans un espace, point de triangle, pas même de figure d'aucune espèce; un espace, et trois lignes qui n'enfermeraient point cet espace, ne vous donneraient pas le triangle; donc le mot enfermé ne peut être omis. Enfermez une figure dans un nombre de lignes qui dépasse trois, vous n'aurez point un triangle; prencz-en moins de trois, la figure ne sera point circonscrite; donc l'idée trois est nécessaire à l'idée triangle. Inutile d'ajouter que l'idée ligne est pareillement indispensable. Conçoit-on un triangle indépendamment des lignes qui le composent?

Observons que les idées distinctes que l'on combine ici se rapportent toutes, bien que d'une manière indéterminée, à une intuition sensible. On ne s'est point préoccupé de la longueur ou de la grandeur des lignes et des angles, chose essentielle, toutefois, dans une intuition déterminée; car toute intuition de ce genre se distingue par des qualités propres, autrement elle ne serait point déterminée, et, partant, ne serait point sensible; or on la suppose telle. Mais, quoique le rapport soit établi relativement à une intuition indéterminée, ce rapport suppose toujours une intuition présente ou possible; dans le cas contraire, l'entendement ne pourrait combiner; les idées que nous avons trouvées dans le triangle seraient des formes insignifiantes et vides, rebelles à toute combinaison.

41. Il semble donc que l'idée du triangle ne soit autre chose que la perception intellectuelle du rap

port que les lignes ont entre elles, en tant que présentes à l'intuition sensible, intuition considérée dans sa généralité, indépendamment de toute circonstance déterminante qui la circonscrive en des cas ou espèces particulières. Cette explication ne suppose pas d'intermédiaire entre la représentation sensible et l'acte intellectuel celui-ci, exerçant son activité sur les matériaux offerts par l'intuition sensible, perçoit leurs rapports, et cette perception pure et très sensible constitue l'idée.

42. Pour rendre plus frappante encore l'explication qui précède, prenons une figure qu'il soit impossible de se rendre présente par une intuition sensible, un polygone d'un million de côtés. L'idée de cette figure est aussi simple que l'idée de triangle: nous la percevons par un seul acte intellectuel, nous pourrions l'exprimer en un seul mot; nous calculons ses propriétés, ses rapports, avec la même certitude exacte que les rapports et les propriétés du triangle, bien qu'il nous soit impossible de l'imaginer d'une manière distincte; mêmes éléments dans ce qui s'offre à l'acte intellectuel; différence, le nombre trois devenu un million. Ce dernier nombre de lignes, nous ne pouvons, il est vrai, l'imaginer d'une manière sensible; mais, pour exercer sa faculté perceptive, il suffit à l'entendement de l'idée ligne, en général, combinée avec l'idée un million. Donc le polygone à mille côtés nous fournit les mêmes éléments que l'idée du triangle; or ces éléments sont les matériaux sur lesquels s'exerce l'acte perceptif,

éléments considérés d'une manière générale et sans autre détermination que la fixité du nombre.

43. L'idée d'un polygone, en général, abstraction faite du nombre de ses côtés, n'offre, comme représentation sensible, rien que de vague et d'indéterminé, à savoir l'idée abstraite, ligne droite, et l'idée d'un espace circonscrit, le tout considéré de la manière la plus générale. L'acte intellectuel perçoit le rapport que ces objets ont entre eux, même dans leur indétermination. Cet acte perceptif est l'idée; tout ce que l'on fait intervenir ensuite est inutile, et bien plus qu'inutile puisqu'on l'affirme sans fondement.

44. On demandera peut-être comment il est possible que l'entendement perçoive ce qui se trouve placé hors de lui; car l'intuition sensible, fonction d'une faculté distincte, est dans ce cas. Pour résoudre la difficulté, je laisserai là les questions débattues dans les écoles sur les puissances de l'âme et leur distinction, me bornant à faire observer que, dans toute hypothèse, il faut admettre une conscience commune de toutes les facultés, soit que l'on considère ces facultés comme réellement distinctes les unes des autres, ou qu'on doive les regarder comme une inême faculté exerçant son activité de diverses manières et sur des objets divers. L'âme qui sent, qui pense, qui se souvient et veut, est une; elle a conscience de tous ses actes. Quoi qu'il en soit de la nature de ses facultés actives, c'est elle qui agit, et elle le sait. Il existe donc, dans l'âme, une conscience unique, un centre commun, où toute activité exer

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