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pour l'idée, et toute idée pour une représentation. Or voilà le système de Condillac.

23. Saint Thomas nomme phantasmata les phénomènes de l'imagination, ajoutant que, durant son union avec le corps, l'âme n'exerce sa faculté de comprendre que per conversionem ad phantasmata; en d'autres termes, l'image qui sert comme de matière à la formation de l'idée, l'image qui l'illumine et la vivifie, précède et accompagne l'acte intellectuel. Nous pensons, l'imagination s'éveille, l'image sensible apparaît. C'est la figure et la couleur de l'objet qui nous occupent, ou les termes de comparaison, ou les mots qui rendent la chose; ainsi, jusque dans nos méditations sur Dieu, au moment même où nous affirmons l'immatérialité, la spiritualité de son essence, l'image nous poursuit et se fait sa part. L'Éternel, c'est l'ancien des jours; l'intelligence infinie, que sais-je? un océan de lumière; la justice infinie, la miséricorde infinie, un visage irrité ou plein de mansuétude; la création, une source d'où jaillit la vie; l'immensité, une étendue sans limites.

L'image accompagne l'idée, mais elle n'est pas l'idée. Le fait même que nous signalons en fournit la preuve. Si l'on nous demande : cet océan de lumière, ce vieillard auguste, cette étendue sans limites, etc., est-ce Dieu, ou la ressemblance de Dieu? Non, dirons-nous aussitôt. Donc une idée existe qui n'a rien de commun avec ces représentations; une idée qui repousse essentiellement tout ce que ces représentations impliquent.

24. Ce n'est pas seulement à l'idée de Dieu que nous pouvons rapporter l'observation précédente. L'idée de rapport entre dans tous les actes de l'intelligence comme élément indispensable. Comment représenter l'idée de rapport? Rien de plus facile : comme un point de contact entre deux objets, comme le nœud qui les rattache; mais tout cela est-il le rapport? Non, c'est l'image du rapport.

25. Donner à toute idée le nom d'image, c'est une erreur, si l'on conçoit l'idée comme un phénomène distinct de l'acte intellectuel, se plaçant devant l'entendement lorsqu'il veut entrer en exercice. Image est ce qui représente, comme ressemblance. Je le demande; comment sait-on qu'elle existe, cette représentation ou ressemblance? Comment savons-nous que pour comprendre, nous avons besoin d'une forme intérieure qui soit comme la représentation de l'objet ? Cette représentation, qu'est-elle, lorsqu'on sort de l'ordre sensible? Dans l'ordre intellectuel, il existe des ressemblances; mais peut-on les comparer aux ressemblances de l'ordre matériel? Je comprends, un autre comprend comme moi; en cela, il existe une ressemblance entre nous, puisqu'il y a en nous une même chose, laquelle cependant n'est pas identique comine quantité, mais comme espèce. Voudrait-on comparer cette ressemblance à la ressemblance sensible?

26. La compréhension nous donne l'objet compris. Mais ce résultat s'obtient-il par un acte simple de l'entendement, et sans qu'il soit besoin d'un

moyen représentatif par ressemblance? On ne sait; nous comprenons la chose, non l'idée de la chose.

Comment l'intelligence percevra-t-elle sans le secours de l'idée ? Il est aussi difficile de la comprendre que d'expliquer comment la représentation supposée se rapporte à l'objet. Direz-vous que l'idée s'applique à tel ou tel objet par elle-même; alors, par ellemême, une idée purement intérieure entre en rapport avec le monde extérieur et me met en rapport avec le monde extérieur. Ce que fait l'idée, l'acte intellectuel le pourra faire. Direz-vous que le rapport s'établit au moyen d'une idée ? C'est reculer la difficulté. J'explique aussi difficilement cette idée intermédiaire que l'idée primitive. De toute manière, nous sommes forcés d'en venir au cas où la transition de l'entendement à l'objet se fait sans terme moyen.

J'ai sous les yeux un objet, lequel représente une chose qui m'est inconnue; je vois cet objet en lui-même, ignorant, jusqu'à ce qu'on me l'apprenne, qu'il y ait en lui ce rapport de représentation; je connais sa réalité, non sa vertu représentative : il en est de même des idées-images; aussi ne sont-elles d'aucun secours pour expliquer la transition de l'acte intérieur à l'objet; elles ne peuvent faire pour elles-mêmes ce qu'on veut qu'elles fassent pour l'entendement.

27. On voudrait expliquer par des images sensibles le mystère de l'acte intellectuel; de là tant d'expressions métaphoriques, expressions utiles, peut-être, pour éveiller et fixer l'attention, pour se rendre

compte du phénomène, mais nuisibles à la science vraie, si l'on oublie qu'elles ne sont que de simples métaphores.

Nous voyons, à l'aide de l'intelligence, ce que contiennent les choses; nous éprouvons l'acte perceptif; mais voulons-nous sonder l'acte même, nous marchons à tâtons; la source même de la lumière se cache dans une nuit profonde. Ainsi, parfois, le firmament ruisselle inondé des feux du soleil, et nous ne pouvons déterminer dans le ciel, sous les nuages qui le couvrent, la place du roi du jour.

28. Une des causes de l'obscurité qui règne en ces matières, c'est l'effort même que l'on fait pour l'éclaircir. Comprendre est un acte éminemment lumineux dans sa partie objective, puisque nous lui devons la connaissance des choses; mais dans ce qu'il a de subjectif, mais en lui-même, c'est un fait interne, un fait simple; particularité qui n'appartient pas seulement à l'acte intellectuel. Qu'est-ce que voir, goûter, entendre? Qu'est-ce qu'une sensation, un sentiment? Phénomènes intérieurs dont nous avons conscience, mais dont les éléments échappent à l'analyse. Nous les définissons par un mot, lequel n'a point de sens pour quiconque n'éprouve pas ou n'a pas éprouvé le phénomène; faites comprendre par le raisonnement, au sourd, ce qu'est le son; la couleur à l'aveugle de naissance.

L'acte intellectuel est un fait de ce genre; on ne peut le contester; on ne l'expliquera jamais. Expliquer suppose la mise en œuvre d'un certain nombre de

notions soumises au raisonnement. Rien de tout cela dans l'acte intellectuel: lorsqu'on a dit penser ou comprendre, on a tout dit. La multiplicité objective ne détruit point ici la simplicité. Concevoir un seul objet, comparer deux ou plusieurs objets sont des actes d'une égale simplicité; ce qu'un acte seul ne peut faire plusieurs l'accomplissent; mais à la fin il en est un qui les embrasse et les résume tous, acle essentiellement simple.

CHAPITRE V.

Comparaison des idées géométriques avec les idées non géométriques.

29. Bien que très différente de la représentation sensible, l'idée a des rapports nécessaires avec elle, rapports qu'il convient d'examiner. Observons que le mot nécessaire s'applique uniquement à notre mode actuel de compréhension, abstraction faite de ce qui se passe dans les intelligences d'un autre ordre et même dans l'esprit de l'homme, soumis à d'autres conditions. Dès que nous sortons de la sphère de l'expérience, soyons sobres de propositions générales. N'est-ce pas folie d'appliquer à toutes les intelligences les qualités de la nôtre; eh! savons-nous les modifications que l'âme humaine devra subir dans le monde meilleur? Après avoir ainsi séparé ce qu'il serait dan

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