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LIVRE QUATRIÈME.

DES IDÉES.

CHAPITRE Ier.

Coup d'œil sur le sensualisme, ·

1. Nous venons de traiter des sensations; avant de traiter des idées, il ne sera pas inutile de nous demander s'il existe autre chose que des sensations, si tous les phénomènes de notre âme sont des sensations transformées.

L'homme n'est pas seulement en rapport avec le monde extérieur matériel. Il ne peut réfléchir sur la sensation sans avoir conscience de quelque chose qui n'est pas la sensation; il ne peut réfléchir sur le souvenir de la sensation, sur la représentation intérieure de la sensation, sans éprouver quelque chose qui se distingue de cette représentation ou de ce souvenir.

2. Aristote a dit : « Il n'est rien dans l'entendement qui n'ait été dans les sens, » et les écoles ont répété, durant plusieurs siècles: « Nihil est in intellectu quod prius non fuerit in sensu. » Ainsi nos connaissances procédaient du dehors au dedans. Descartes vint, cet ordre fut changé; il fit procéder la science de l'in

térieur à l'extérieur. Malebranche, son disciple, fit plus encore. Selon ce philosophe, l'entendement doit se renfermer en lui-même et n'établir, avec le monde sensible, que les rapports indispensables. L'air qui souffle du monde des sens est mortel à l'intelligence; les sensations sont une occasion permanente d'erreurs; l'imagination n'est qu'un piége toujours tendu; perfide enchanteresse qui se tient à la porte même de l'intelligence parée, séduisante, et prête à saisir sa proie.

3. Locke tenta de réhabiliter le principe d'Aristote en le soumettant toutefois à l'observation: il adjoiguit la réflexion à la perception sensible et reconnut des facultés innées. Condillac, son disciple, poussa plus loin cette espèce de réaction: il enseigna que tous les actes de l'âme ne sont que des sensations transformées. Le maître reconnaissait à nos idées une double origine, le sentiment et la réflexion; Condillac n'en admet qu'une. A son principe, la réflexion n'est que la sensation elle-même, ou le canal par lequel passent les idées qui nous viennent des sens. (Extrait raisonné du Traité des Sensations. Résumé de la première partie.)

Le jugement, la réflexion, les désirs, les passions, ne sont, dans la pensée de Condillac, que des modifications, des transformations diverses de la sensation. C'est pourquoi il lui semble inutile de supposer que l'âme reçoive immédiatement de la nature les facultés dont elle est douée. La nature nous a donné des organes qui nous avertissent, par la douleur ou

le plaisir, de ce que nous devons fuir ou rechercher; elle s'en tient là; c'est à l'expérience de nous instruire et d'achever l'œuvre de la nature. (Traité des Sensations, Préface.)

4. Etrange contradiction; en même temps qu'il refuse à notre esprit les facultés naturelles, puisqu'il les rattache toutes à la sensation, le philosophe français se déclare occasionnaliste, prétendant que les impressions organiques ne sont autre chose que l'occasion de nos sensations. Mais la faculté de se mettre en rapport avec des objets qui ne produisent point la sensation, faculté qui n'est, par rapport aux sensations, qu'une simple occasion, n'est-elle pas, de toutes les facultés naturelles, la plus inexplicable? Si l'on nous accorde celle-là, pourquoi nous refuser les autres? Admettre une faculté naturelle de sentir, en vertu de causes qui n'agissent que par occasion, n'estce pas attribuer à l'âme la faculté de produire ellemême, pour elle-même, la sensation, à l'occasion des impressions organiques; n'est-ce pas supposer un rapport immédiat de l'âme avec un être supérieur qui produit ces sensations? Pourquoi cette activité interne ou cette réceptivité ne s'appliquerait-elle pas aux idées? Pourquoi refuser d'admettre d'autres facultés innées? Ou plutôt pourquoi prétendre qu'on les nie quand on commence par les supposer?

Et cependant, Condillac s'est posé comme l'ennemi des systèmes; il se déclare l'adversaire de l'hypothèse et il l'attaque..... par une hypothèse. Il préconçoit, à sa manière, l'origine et la nature des idées

et force toutes choses à s'arranger dans son cadre. Pour donner une idée du système et le combattre à armes courtoises je vais analyser l'œuvre de prédilection du philosophe français, le Traité des Sensations, dans lequel il se flatte d'avoir donné à sa doctrine le plus haut degré possible de clarté et de certitude.

CHAPITRE II.

La statue de Condillac.

5. Condillac anime une statue et il lui donne les sens successivement et l'un après l'autre, en commençant par l'odorat. Écoutons-le lui-même : « Les connaissances de notre statue, bornées au sens de l'odorat, ne peuvent s'étendre qu'à des odeurs; elle ne peut pas plus avoir les idées d'étendue, de figure, ni de rien qui soit hors d'elle, ou hors de ses sensations, que celle de couleur, de son, de saveur.» (Chap. Ia.)

N'accordez à la statue, et c'est là l'hypothèse, nulle activité, nulle autre faculté que la faculté de sentir l'odeur, il est certain qu'elle ne saurait avoir aucune autre idée ou sensation; ajoutons même que la sensation de l'odeur ne saurait être pour elle une idée.

Si nous lui présentons une rose, poursuit Condillac, elle sera, par rapport à nous, une statue qui sent une

rose; mais, par rapport à elle, elle ne sera que l'odeur même de cette fleur.

<< Elle sera donc odeur de rose, d'œillet, de jasmin, de violette, suivant les objets qui agiront sur son organe. En un mot, les odeurs ne sont à son égard que ses propres modifications ou n.anières d'être ; et elle ne saurait se croire autre chose, puisque ce sont les seules sensations dont elle est susceptible. »

6. Observons que dès le premier pas l'auteur fait franchir à sa statue un intervalle immense. Sous l'apparente simplicité du phénomène sensible, nous voyons apparaître un de ces actes qui supposent, dans l'intelligence, le plus haut développement, à savoir la réflexion. Ainsi donc, la statue croit être quelque chose, elle se croit odeur; on lui attribue la conscience du moi par rapport à l'impression reçue. Elle émet une sorte de jugement puisqu'elle affirme l'identité du moi avec la sensation; or, s'il n'y a, dans la statue, que la sensation, comment cela se peut-il faire? La sensation est un phénomène isolé, stérile; la statue n'a d'autre conscience d'elle-même que cette sensation; mais cette conscience ne mérite point ce nom dans l'ordre réflexe. L'hypothèse de Condillac, prise à la rigueur, nous laisse en présence d'un phénomène qui ne nous mène à rien. Sortir de la sensation pour la développer, c'est admettre une activité distincte de la sensation, autre que la sensation, c'est ruiner le système.

La statue, restreinte à la sensation de l'odeur, ne se croira point odeur; croire, c'est juger. Jugement

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