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lieu, dans le sens que nous donnons à ce mot aujourd'hui, c'est occuper relativement à l'étendue des autres corps, une étendue propre, dans la forme et avec les rapports ordinaires. Admettez un corps soumis à d'autres conditions, soit de rapports, soit d'étendue, la supposition de laquelle on tire l'impossibilité, pour lui, d'être à la fois en plusieurs lieux, disparaît. Donc, s'il est prouvé que la toute-puissance divine peut changer et même détruire ces rapports, nous pouvons admettre sans contradiction que les conséquences qui devaient résulter de ces rapports manquent aussi.

260. Ainsi les distinctions des scolastiques entre les deux espèces d'étendue: in ordine ad se, et in ordine ad locum, entre l'étendue susceptible de quantité et l'étendue sacramentelle, subtilités vaines aux yeux d'une philosophie sans profondeur; subtilités imaginées, disait-elle, pour éluder la difficulté plutôt que pour la résoudre, n'étaient rien moins que des observations pleines de sens et de génie. Une analyse attentive du phénomène et de la réalité dans l'ordre sensible vient, d'une manière éclatante, en confirmer l'exactitude. Je ne prétends point que ces distinctions fussent toujours comprises dans les écoles; qu'elles eussent, dans la pensée des scolastiques, toute la clarté, toute la vérité, toute la portée que nous sommes forcés de leur reconnaître, et surtout qu'elles fussent toujours accompagnées de l'esprit d'analyse critique qu'elles comportent. Faisons abstraction du mérite des hommes, pour nous attacher au fond des choses;

moins on supposera d'intelligence philosophique dans ceux qui les employaient, plus notre admiration sera profonde pour cette religion qui sait imposer à ses défenseurs de ces pensées fécondes que les siècles suivants doivent mùrir et féconder. Les écoles disputaient vivement sur l'étendue, sur les accidents, sur les facultés sensitives; le dogme catholique enseignait une vérité contraire à toutes les apparences: c'était comme une sorte de stimulant qui poussait les intelligences à creuser plus au fond, à saisir, à scruter de plus près la distance qui sépare le phénomène de la réalité, à mesurer la différence entre le contingent et le nécessaire. Ainsi l'auguste mystère posait à la philosophic des questions qui, sans lui, ne se seraient probablement jamais offertes à l'entendement de l'homme.

261. Bacon a dit avec autant de vérité que de profondeur: «Peu de philosophie éloigne de la religion; beaucoup de philosophie y ramène. » Chose merveilleuse, et que l'histoire de l'esprit humain, durant dix-huit siècles, atteste à chaque page, les objections les plus graves, soulevées contre le catholicisme, loin de l'atteindre ou de l'ébranler, se trouvent à la fin renfermer quelque vérité qui le confirme. Le secret pour forcer l'erreur à rendre témoignage, c'est d'aller jusqu'au fond de l'objection ellemême et de l'examiner sous tous ses aspects. Le péché originel est un mystère; mais ce mystère explique le monde moral et matériel tout entier; l'incarnation est un mystère; mais ce mystère répand un

jour merveilleux sur les traditions de la famille humaine; la foi est pleine de mystères; mais la foi satisfait à une des plus grandes et des plus puissantes nécessités de la raison; la création est un mystère; mais ce mystère débrouille le chaos, nous fait comprendre l'univers et nous donne le mot de l'humanité. Le christianisme n'est qu'un ensemble de mystères; mais ces mystères se rattachent par des liens occultes à tout ce qu'il y a de grand, de sublime, de beau, de tendre dans le ciel et sur la terre; ils se rattachent à l'individu, à la famille, à l'ordre social; ils se rattachent à l'entendement, au cœur, au langage, à la science, aux arts, à tout ce qui vit en nous, à tout ce qui sent, à tout ce qui pense; ils se rattachent à Dieu !

Le penseur qui méconnaît la religion ou même qui cherche à la combattre, la trouve à l'entrée comme à la sortie des voies mystérieuses de l'existence; auprès du berceau de l'enfant comme sous les portiques de la mort et parmi les sépulcres; dans le temps comme dans l'éternité, expliquant toutes choses d'un mot; écoutant, impassible, les divagations de l'ignorance et les blasphèmes de l'impie; attendant, sans trouble et sans défaillance, que le cours des siècles vienne donner raison à celui qui antérieurement à tous les siècles était la raison mème.

CHAPITRE XXXIV.

Conclusion et résumé.

262. Avant de commencer le traité des idées, arrêtons-nous un instant sur l'idée de l'étendue.

Nous constaterons, en préparant des recherches nouvelles, quel fruit nous avons recueilli de nos précédents travaux.

La fécondité scientifique de cette idée, le rang qu'elle occupe dans notre esprit nous révèlent la distance qui sépare l'impression sensible de la perception intellectuelle. Nous ne savons, nous ne pouvons savoir si cette idée féconde précède en nous toute impression. Si elle est antérieure, nous n'en avions point conscience; et, sous ce rapport, dire qu'elle est une idée innée, c'est aventurer une proposition sans preuves.

Ce que l'on peut affirmer toutefois, c'est qu'il y a là deux ordres de phénomènes internes entièrement distincts; que la sensation n'a pu produire l'idée; que l'idée est supérieure à l'impression externe et même à l'intuition interne sensitive, et partant, que si l'idée ne préexistait pas dans l'intelligence, elle n'a pu naître de la sensation comme un effet de sa cause.

263. Nous voilà donc passant de l'ordre des sensations à l'ordre des idées; transition importante!

Nous voilà découvrant dans notre esprit un nouvel ordre de faits. Que ces faits préexistent à l'impression, qu'ils se produisent au contact de l'impression, il n'importe. Dans le premier cas, l'intelligence nous apparaît comme enfermant des germes qui n'attendent pour éclore que la chaleur et la vie; dans le second, comme portant en elle la fécondité qui les produit. Étre sublime et privilégié parmi les êtres qui, d'un seul élan, franchit les régions de la matière ou s'éveille au contact des impressions extérieures, pour une vie nouvelle que ce monde lui-même ne peut contenir.

264. Dans ce sens, il existe des idées innées; idées que la sensation n'a pu produire. Dans ce sens, toutes les idées générales et nécessaires sont innées; car elles ne peuvent émaner de la sensation. La sensation n'est qu'un phénomène, un fait particulier, contingent, et partant incapable de produire une idée générale, l'idée des rapports nécessaires des êtres. La vue ou la représentation imagée d'un triangle est un phénomène contingent qui ne nous apprend rien sur les rapports nécessaires des côtés et des angles entre eux. Pour arriver à percevoir ces rapports et leur nécessité, il faut quelque chose de plus; ce quelque chose, qu'on l'appelle idées innées, force, activité, fécondité de l'esprit, comme on voudra, il est certain qu'il existe, qu'il n'a pu naître de la sensation, qu'il relève d'un autre ordre de faits que les phénomènes sensibles et qu'il leur est infiniment supérieur.

265. Après nos recherches si prolongées sur les

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