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au-dessus des représentations sensibles ou renonçons à la philosophie; cessons de penser, et contentons-nous de sentir.

CHAPITRE XXVII.

Si toute chose doit occuper une place.

190. Est-il nécessaire que tout ce qui existe occupe une place? Question étrange, dira-t-on peut-être ; étrange si l'on veut, mais profondément philosophique; je vais le prouver. Être n'est pas la même chose que se trouver en un lieu; le verbe être, qu'il soit pris substantivement, en tant qu'il signifie exister, ou copulativement en tant qu'il exprime le rapport d'un attribut avec son sujet, n'implique pas cette idée, se trouver en un lieu. Le rapport avec le lieu n'est point nécessaire à un objet, puisque sa notion ne le contient ni ne l'exige. Ce rapport est ajouté, soit qu'il le tienne 'de nous, soit qu'il le tienne d'autre part, comme relation ou communication.

L'imagination ne se représente rien qui n'occupe une place; l'entendement conçoit sans localiser. Qu'on nous dise le lieu que notre pensée assigne à l'essence des objets qu'il étudie ?

L'acte intellectuel est accompagné de représentations sensibles qui tantôt viennent à son aide et tantôt le troublent et l'embarrassent; mais, dans tous les cas, il est distinct de ces représentations.

191. Pourquoi serait-il nécessaire que toute chose eût sa place, et que nous importe l'imagination lorsqu'il s'agit des vrais principes de la philosophie? Si le lieu, considéré en lui-même, n'est autre chose qu'une portion déterminée de l'espace; si l'espace, abstraction faite des corps, n'est rien, le rapport avec le lieu, ou si l'on veut avec les points désignés dans l'espace ou qui peuvent l'être, n'est rien. Donc il faut en appeler aux corps pour trouver le terme du rapport cherché; donc, si nous supposons un être qui n'ait avec les corps aucune relation, cet être n'occupe aucun lieu.

192. Un être peut avoir avec les corps des rapports de trois sortes rapport de commensurabilité : celui que les lignes, les surfaces et les volumes ont entre eux; rapport de génération: la ligne engendrée par le point; rapport d'action, en général : l'action des esprits purs sur la matière.

Le premier rapport n'existe ni ne peut exister dans un objet sans dimensions, puisque cet objet ne saurait être mesuré; le second ne se peut trouver que dans les points inétendus ou infinitésimaux, lesquels engendrent l'étendue; d'où l'on infère que ces deux rapports existent seulement entre les corps ou les éléments générateurs des corps. Donc tout ce qui n'est point corps cu élément matériel ne peut, sous cè • double aspect, occuper une place.

Quant au troisième, c'est-à-dire au rapport d'action d'une cause sur un corps, il se trouve dans tous les agents en état d'agir sur la matière. Mais il est évi

dent qu'on ne peut localiser ce rapport, comme nous le faisons pour les corps et leurs éléments; celui-ci appartient plutôt à l'idée de causalité pure qu'à l'intuition de l'espace.

193. Nous pouvons concevoir un être qui ne soit ni corps, ni élément des corps, et qui n'exerce sur eux aucune action; auquel cas cet être sera dépourvu des trois rapports dont nous avons parlé : donc il ne sera en aucun lieu; dire qu'il est ici ou là, qu'il est près ou loin, c'est employer des mots vides de sens. 194. Partant de ce point, il nous est facile de résoudre les questions suivantes :

Où serait un pur esprit qui n'aurait avec le monde des corps aucun rapport de causalité ou d'influence? - Nulle part. La demande est absurde, voilà pourquoi la réponse paraît étrange. Dans le cas supposé, l'adverbe de lieu n'implique aucun sens : ce mot suppose un rapport; or il n'y en a point ici.

Où seraient les purs esprits si le monde corporel n'existait pas? Nulle part; à moins qu'on n'entende qu'ils seraient en eux-mêmes. Mais alors le mot être n'a pas le sens que l'adverbe de lieu suppose; il exprime ou l'existence de l'esprit, ou l'identité de cet esprit avec lui-même.

Où était Dieu avant de créer le monde? Il était ; il ne se trouvait nulle part; car il n'a point de parties.

195. Qu'il me soit permis ici de relever une erreur de Kant. Selon ce philosophe, nous concevons l'espace comme une condition de toute existence en général; et il conclut de là que l'espace est une forme

purement subjective. Dans la seconde édition de la Critique de la Raison pure, il semble affirmer que nous ne pouvons concevoir même les choses de l'ordre intellectuel pur, sans les rapporter à l'espace, observant que dans la théologie naturelle, lorsqu'il s'agit d'un être qui ne peut être objet d'intuition sensible ni pour lui ni pour nous, on a grand soin de n'attribuer à l'intuition, c'est-à-dire aux perceptions de cet être, ni le temps, ni l'espace, conditions de l'intuition humaine : « Mais, ajoute-t-il, de quel droit procéder ainsi, lorsqu'on a déjà fait du temps et de l'espace la forme des choses; formes telles qu'alors même que la pensée anéantirait tout le reste, ces formes n'en demeureraient pas moins la condition à priori de l'existence des êtres? En effet, si l'on admet qu'elles sont en général la condition de toute existence, elles doivent l'être de l'existence de Dieu. Que si l'on ne fait du temps et de l'espace les formes objectives de toutes choses, reste de les considérer comme des formes subjectives de notre mode d'intuition, tant interne qu'externe. »

Oui, le philosophe a raison; l'espace et le temps ne sont point des formes réelles; partant elles peuvent être anéanties; mais je ne puis comprendre la disjonctive par laquelle il prétend que si nous ne faisons du temps et de l'espace les formes objectives de toutes choses, nous sommes forcés de les convertir en formes subjectives, sous peine d'en faire une condition de l'existence de Dieu mème.

196. Nous considérons l'espace comme une con

dition actuelle de l'existence des choses qui peuvent occuper un lieu, mais non comme condition de l'existence de toutes choses. On conçoit l'existence des purs esprits, sans la rapporter à aucun lieu; donc leur existence est indépendante de toute position dans l'espace.

Sur ce point, comme sur tous les points relatifs à l'ordre intellectuel, que de magnifiques lumières la théologie prête à la raison; que de trésors la philosophie pourrait tirer de ces mines fécondes! L'auteur de la Critique de la Raison pure aurait trouvé, par exemple, dans la théorie admirable et profonde par laquelle les théologiens expliquent et la présence de Dieu dans le monde des corps, et celle des anges en divers lieux à la fois, et les mouvements de ces pures intelligences d'un point à un autre sans traverser aucun milieu, et la présence de l'âme humaine tout entière dans le corps tout entier et dans chaque partie du corps, il aurait trouvé, dis-je, la solution des difficultés contre lesquelles son intelligence s'est brisée. Il se serait convaincu de l'erreur de cette opinion, que l'espace est une condition de l'existence de toute chose. Il aurait appris, en des livres d'autant moins consultés qu'ils sont plus dignes de l'être, que la présence dans un lieu, lorsqu'il s'agit des esprits, est chose entièrement distincte de cette présence, lorsqu'il s'agit des corps; qu'elle n'a aucun rapport avec l'intuition de l'espace, soit qu'on l'envisage comme base de la représentation sensible ou comme une idée géométrique.

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