Page images
PDF
EPUB

l'étendue, parce que nous ne pouvons dépouiller nos idées de toute forme sensible; toutefois, nous som-. mes forcés d'admettre que l'ordre d'êtres qui constitue la nature de l'étendue est en rapport avec nos idées et mème avec nos représentations sensibles, du moins autant qu'il le faut pour confirmer la vérité des idées.

L'ordre phénoménal est distinct de l'ordre réel; on ne le peut nier; mais il dépend de lui, il est lié à lui par des lois constantes. Supposer absence complète de parallélisme entre la réalité et le phénomène, admettre que l'une ne peut satisfaire aux exigences de l'autre, c'est détruire toute constance dans les phénomènes ; c'est livrer l'expérience à de continuelles perturbations. Que s'il n'existe une correspondance fixe, permanente entre les apparences et la réalité, le monde tombe en un véritable chaos; toute expérience régulière nous devient impossible.

183. Développons notre observation. Soit cette proposition géométrique : « Les angles opposés au sommet sont égaux. » Pour la démontrer, j'ai besoin de concevoir deux lignes qui se coupent en se prolongeant de chaque côté; mais la proposition ne s'arrête pas à cette intuition particulière, elle embrasse toutes les figures du même genre, sans limiter leur nombre, ne déterminant ni la mesure des angles; ni la longueur des lignes, ni leur position dans l'espace. Voilà l'idée pure; elle implique l'universalité, tandis que l'intuition sensible, à moins qu'elle ne soit successive, reste individuelle et particulière. Or, non-seulement

l'intelligence affirme ce rapport entre les idées, mais elle l'applique au monde extérieur.

En quelque lieu, dit-elle, que se produisent les conditions de l'ordre idéal, la réalité reproduira ce que je vois dans ma pensée; que si ces conditions ne se réalisent point avec une exactitude absolue, le rapport exprimé se trouvera plus ou moins vrai en proportion de cette exactitude: plus les lignes réelles qui se coupent seront parfaites, plus elles seront droites, plus l'égalité des angles s'approchera de l'idéal que j'ai conçu ; — j'en ai pour garant le principe de contradiction, lequel serait faux si ma proposition n'était pas vraie.

184. Voyons maintenant ce qui, dans la réalité, correspond à la proposition dont il s'agit. Une ligne existante ou réelle sera un ordre d'êtres; deux lignes qui se coupent seront deux ordres d'êtres, dans un rapport déterminé; l'angle sera le résultat de ce rapport, ou plutôt le rapport lui-même. L'égalité de l'angle opposé sera la correspondance de ces rapports, en raison égale, par la répétition du même ordre, dans un autre sens. Cet ensemble des rapports entre les ordres d'êtres, la correspondance de ces ordres entre eux sera ce qui correspond daus la réalité à l'idée géométrique pure, ou bien à l'idée séparée de toute représentation sensible. Pourvu que les rapports de l'idée aient dans les rapports de la réalité leur objet correspondant, la géométrie est sauve et dans l'ordre idéal et dans l'ordre réel. Or, comme le phénomène, ou, si l'on veut, la représentation sensible se

trouve soumise aux mêmes conditions que l'idée, puisque l'ordre phénoménal présente certains rapports de même nature que les rapports de l'idée et du fait, l'accord s'établit entre la réalité, le phénomène et l'idée. Nous savons pourquoi l'ordre intellectuel est confirmé par l'expérience, et pourquoi l'expérience, à son tour, se laisse diriger en toute sécurité par l'ordre intellectuel.

185. Cette harmonie implique une cause. Il faut trouver un principe dans lequel on puisse placer la raison de cet accord admirable entre des choses si différentes. Nouveaux problèmes. Si l'intelligence, au premier abord, hésite et se trouble, elle se fortifie, elle s'enflamme, elle grandit en présence des horizons infinis ouverts à ses investigations.

CHAPITRE XXVI.

Caractère des rapports de l'ordre réel avec l'ordre phénoménal.

186. L'accord de l'idée, du phénomène et de la réalité est-il nécessaire, c'est-à-dire fondé sur l'essence même des choses, ou relève-t-il de la volonté libre du Créateur?

Si le monde n'avait d'autre réalité que la représentation sensible, si les apparences étaient la copie exacte de l'essence des choses, il faudrait dire que cet accord

est immuable, que les objets sont ce qu'ils paraissent et rien de plus; et que, leur existence admise, il en doit être ainsi, nécessairement, absolument, car nul être n'existe ou ne peut exister en contradiction avec sa notion constitutive. Ce qui est maintenant étendu serait étendu de nécessité absolue; il ne pourrait ne pas l'être de la même manière qu'il nous le paraît, et sous les mêmes conditions. Les corps seraient nécessairement soumis, dans leurs rapports, aux mêmes lois phénoménales: supposer quelque chose en dehors de ces lois, impliquerait une contradiction au-dessus même de la toute-puissance.

187. Dans l'intuition sensible, les corps se présentent à nous avec des grandeurs déterminées, et ces grandeurs sont dans un rapport fixe que nous calculons en le comparant avec une étendue immobile, l'espace. Par la grandeur, les corps occupent un lieu déterminé, bien qu'il soit mobile. Par le rapport des grandeurs, ils occupent un lieu plus ou moins grand et s'excluent d'un même lieu; cette exclusion, nous l'appelons impénétrabilité.

Voici maintenant la question qui se présente : les grandeurs sont-elles déterminées d'une manière absolue, leurs rapports avec le lieu qu'elles occupent sontils immuables, de telle sorte que leur altération implique contradiction? Je ne le pense pas.

188. Je ne sais ce qu'on peut entendre par le rapport avec le lieu considéré comme une portion de l'espace pur; nous avons déjà vu que cet espace n'est autre chose qu'une abstraction de notre esprit, c'est

à-dire rien par lui-même. Donc le rapport dont il s'agit n'est rien, en vertu du principe qu'un rapport n'existe qu'à la condition d'un terme auquel il se coordonne. Donc les rapports des corps avec les lieux qu'ils occupent ne sont et ne peuvent être que les rapports des corps entre eux.

189. N'oublions point ces observations; elles sont le nœud de la question qui nous occupe.

L'esprit s'égare en d'inextricables difficultés s'il commence par accorder à l'espace une nature absolue et des relations nécessaires avec les corps. Que l'on veuille bien se rappeler la doctrine exposée dans les chapitres XII, XIII, XIV, XV, où je m'efforce d'expliquer comment s'engendre l'idée de l'espace, quel objet lui correspond dans la réalité, de quelle manière il lui correspond, 'et l'on verra que ces rapports absolus, essentiels, que nous croyons découvrir entre les corps et une capacité vide et réelle, sont de pures illusions.

Nous ne dégageons pas l'ordre idéal, nous ne le distinguons point avec une attention suffisamment scrupuleuse des impressions des sens. Et toutefois, impossible de comprendre les questions qui nous occupent, si l'on n'arrive à cette distinction, du moins dans une certaine mesure. Et selon qu'on la conçoit ou qu'on la repousse, on voit dans ces questions ou des problèmes philosophiques qu'il importe de résoudre, que peut-être nous pourrons résoudre, ou de pures absurdités. L'idéalisme qui détruit le monde réel répugne à notre intelligence; l'empirisme qui annule l'ordre idéal ne lui répugne pas moins. Élevons-nous

« PreviousContinue »