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gien. On s'est efforcé, depuis un siècle, d'armer l'une contre l'autre la théologie et la philosophie. Ne craignons pas d'imputer à cette erreur capitale une grande partie de nos désordres et de nos malheurs. Ces deux sœurs, héritières de la vérité, bien qu'à des titres et à des degrés divers, ne se peuvent séparer et devenir ennemies qu'aussitôt l'esprit humain ne dégénère et ne tombe dans une sorte de défaillance. Balmès est philosophe complet parce qu'il est théologien ; j'oserai dire pareillement qu'il est bon théologien parce qu'il est philosophe. La théologie moissonne dans le champ de la vérité; la philosophie a aussi son œuvre, œuvre de préparation et de recherches, et, comme sa sœur, elle a droit aux récompenses de celui qui paye au centuple tout labeur entrepris en son nom. Laissons-la, modeste et laborieuse, glaner sa gerbe à côté des moissonneurs; souvenons-nous de Ruth et de Booz; l'humble glaneuse peut devenir l'épouse légitime du patriarche, la mère des prophètes, et préparer Jésus-Christ au monde.

Je regrette, Monseigneur, que les bornes d'une lettre ne me permettent point de montrer comment notre auteur, après avoir analysé les divers systèmes spiritualistes ou sensualistes qui prétendent tirer toute vérité d'une sensation ou d'une faculté isolée; après avoir mis en regard, avec un rare talent d'exposition, Descartes et Fichte, Kant et les scolastiques; après avoir prouvé que Fichte a mal copié Descartes, après avoir mesuré la distance qui sépare le sophiste orgueilleux de l'homme de génie; après avoir montré que les idées transcendantales de Kant avaient été connues, discutées, exposées presque dans les mêmes termes par les philosophes du moyen age; comment, dis-je, il serre de près et force

dans les nuages où ils se sont retranchés les représentants de la moderne Allemagne, Kant, Schelling, Hegel, etc.

Le choix que Balmès a su faire de son antagoniste Kant, au milieu du bruit de réputations plus modernes et plus éclatantes, suffirait seul pour donner une haute idée de la sécurité de son coup d'œil. On sait le ròle que le professeur de Koenigsberg a prétendu jouer en philosophie. Jusqu'à lui, la pensée avait été, pour ainsi dire, soumise aux objets extérieurs; l'idée se modelait sur les choses. Kant soumet le monde extérieur à l'idée; l'homme fait les choses à son image. L'intelligence de l'homme est comme le soleil autour duquel le monde objectif doit graviter; scepticisme irremédiable et sans terme. Kant est un Copernic en philosophie; mais le Copernic de l'erreur.

Vous remarquerez, Monseigneur, la manière dont Balmès expose le célèbre principe de Descartes : « Je pense, donc je suis. » Il prouve, par des textes formels, que ce principe n'est point, dans la pensée du philosophe français, une abstraction de l'esprit, un pur raisonnement, mais un fait que la philosophie constate. » Vous pouvez douter de l'existence de Dieu, de la réalité du monde extérieur; mais quoique vous fassiez, vous ne pouvez douter de vous-même; et, ce fait de votre existence établi, vous êtes forcé de revenir à Dieu, etc. »> Qui ne connaît les batailles livrées autour de ce principe qu'il fallait enlever à tout prix !

Voici les titres des livres qui forment les trois derniers volumes de la Philosophie fondamentale; ils donnent la marche et le plan de l'auteur: Sensations, Idée, Étendue et Espace, l'Etre, l'Unité et le Nombre, le

Temps, l'Infini, la Substance, la Nécessité, la Causalité, questions qui l'amènent à traiter du Panthéisme, cette grande erreur de notre temps.

Lorsque Balmès ouvrait un livre pour l'étudier, il commençait par la table des matières; et s'arrêtant à l'intitulé du 1er chapitre, dit son habile historiographe (l'élégant et consciencieux traducteur du Protestantisme comparé au Catholicisme), il composait le chapitre avant de lire l'auteur. On comprend quels trésors il dut amasser par cette méthode, toute lecture devenant ainsi pour lui une composition originale et une œuvre critique. Devons-nous reprocher à Balmès de négliger quelquefois la forme et d'avoir trop écrit? - Il s'agissait de venir en aide à la société ébranlée; le mal était partout, Balmès ne pouvait s'empêcher de le voir. Il s'est prodigué; c'est la tentation des natures généreuses. Le temps manquait ; la vie s'en allait; ajoutons qu'il est mort à la fleur de l'âge et quand son talent pouvait grandir encore. La vérité est comme un diamant brut dont certaines intelligences privilégiées ont pour mission de tailler quelques facettes ou de repolir celles que l'erreur a ternies; la vie, vous le savez, Monseigneur, s'use vite à ce travail; mais qu'importe à ceux pour qui la vie du temps n'est qu'une halte impatiente et dont les espérances sont ailleurs!

Balmès avait eu le bonheur de recevoir une éducation religieuse et austère. Ce grand esprit ne connut jamais ni l'indifférence ni le doute; l'indifférence, cette lèpre de notre temps; le doute, négation honteuse, sorte de compromis entre les faiblesses de l'intelligence et celles de la volonté. Il a cherché la vérité non dans les ténèbres mais à la lumière; heureuse condition des esprits chrétiens; cachet particulier des grands siècles et des

grands caractères. Balmès appartient, par l'ampleur et la sérénité de son esprit, à l'école philosophique dont l'auteur de la Connaissance de Dieu et de soi-même est l'un des plus illustres représentants. Il sait et il croit, et la science et la foi rayonnent doucement dans sa parole.

Heureux ceux qui croient! Heureux ceux dont la jeunesse a reçu les enseignements féconds de la foi; heureux ceux qui n'ont point épuisé dans les énervantes obsessions de l'orgueil cette sève de vérité! C'est au parti pris énergique de la volonté sur les passions que sont dues les grandes vertus; c'est au parti pris vigoureux de la raison sur elle-même, sur son insuffisance ou son orgueil, que l'esprit humain doit ses grandes découvertes et ses progrès. Qu'il me soit permis de finir, Monseigneur, en souhaitant à mon pays l'ordre et l'apaisement dans la foi; à ceux qui liront ces lignes, ce don de Dieu dans leur intelligence.

Veuillez agréer le respect profond et filial avec lequel j'ai l'honneur d'être,

Monseigneur,

De Votre Grandeur,

Le serviteur très humble et tout dévoué,

MANEC (ÉDOUARD).

Orléans, 20 janvier 4852.

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