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n'existait pas. Mais cette science qui relève d'une individualité n'est pas la science proprement dite, la science en elle-même; la science est commune à toutes les intelligences. Elle est, pour ainsi dire, le fonds universel; elle n'a pas besoin de tel ou tel être ; elle est, indépendamment des individus et des faits. de science contingents et particuliers. Ceux-ci vont se perdre comme des gouttes imperceptibles dans l'océan des intelligences.

Donc, comment fonder la science sur le fait subjectif du moi? Comment, de ce moi, tirer l'être objectif? La conscience n'a de rapport avec la science qu'en tant qu'elle présente des faits auxquels se peuvent appliquer les principes objectifs, universels, nécessaires, indépendants de toute individualité finie; principes qui constituent le patrimoine de la raison humaine, mais qui n'impliquent point l'existence de tel individu.

73. Que l'on passe au creuset tous les phénomènes de conscience, on n'en tirera jamais un fait scientifique. L'acte, soumis à l'analyse, sera ou une perception directe, ou une perception réfléchie; directe, elle a une valeur objective. Ce n'est point l'acte qui est le fondement de la science, mais la vérité perçue; ce n'est point le sujet, mais l'objet; ce n'est pas le moi, mais l'objet perçu par le moi. Que si la perception est réfléchie, elle suppose un acte antérieur, à savoir l'objet de la réflexion. C'est à lui que revient la priorité.

La combinaison de l'acte direct avec l'acte réfléchi

ne peut servir elle-même à la science qu'en tant qu'elle est soumise aux vérités nécessaires objectives, indépendantes du moi. Un acte considéré individuellement est un phénomène intérieur, voilà tout; or un phénomène de ce genre, isolé des vérités objectives, ne nous enseigne rien. Il n'a une certaine valeur scientifique que si on le considère à la lumière des idées générales d'être, de cause, d'effet, de principe, ou de produit d'activité, de modification de rapports avec son sujet, substratum d'autres actes semblables; c'est-à-dire, lorsqu'il est considéré comme un cas particulier, compris dans les idées générales, comme un phénomène contingent, appréciable au moyen des vérités nécessaires, comme un fait d'expérience auquel s'applique une théorie.

L'acte réfléchi n'est autre chose que la connaissance d'une connaissance ou d'un sentiment, c'est-à dire d'un phénomène intérieur quel qu'il soit; ainsi, toute réflexion sur la conscience présuppose un acte direct; cet acte n'a point le moi pour objet; donc le moi n'est pas le principe fondamental, mais la condition nécessaire de la connaissance. En effet, il ne peut y avoir de pensée sans un sujet pensant.

74. Ces considérations ruinent par la base le système de Fichte et des philosophes qui prennent, à son exemple, le moi humain pour point de départ de la science. Le moi, en lui-même, se dérobe aux regards; il ne nous est connu que par ses actes; semblable, en ce point, aux objets du monde extérieur qui se manifestent, non dans leur essence, mais dans

les phénomènes par lesquels ils agissent sur nous. C'est ainsi qu'à l'aide du raisonnement nous nous élevons de degrés en degrés à la connaissance des choses, guidés par les vérités objectives et nécessaires qui sont la loi de notre entendement, le type des rapports des êtres, et parlant une règle sûre pour apprécier ces rapports. Que savons-nous de notre esprit? qu'il est un. Comment le savons-nous? parce qu'il pense et que le composé, le multiple, ne peut penser. La conscience nous révèle l'activité pensante du moi, c'est la matière fournie par le fait; aussitôt vient le principe, la vérité objective qui illumine le fait et montre qu'il y a opposition entre ce qui est composé et la pensée, et l'enchaînement nécessaire de ce qui est simple avec la conscience.

A vrai dire, ce raisonnement se peut appliquer non-seulement au moi, mais à tout être pensant, ce qui rend la démonstration générale. Or, le moi ne crée pas cette vérité par le fait seul qu'il l'applique; il la connaît, voilà tout, et il se connaît lui-même comme un cas particulier compris dans la loi générale.

75. Prétendre que la vérité peut sortir du moi subjectif, c'est faire du moi un être absolu, infini, source de toute vérité et raison de tous les êtres; c'est commencer la philosophie par la déification de l'entendement humain; or, comme tout homme a les mêmes droits à cette déification, c'est établir le panthéisme rationnel qui, nous le verrons en son lieu, ne diffère que peu ou point du panthéisme absolu.

Que si les intelligences individuelles ne sont que des phénomènes de la raison unique et absolue, et les substances auxquelles on donne le nom d'esprits, de simples modifications d'un esprit unique; que si les consciences individuelles ne sont que des manifestations de la conscience générale, cherchons dans le moi la source de toute vérité, interrogeons notre propre conscience comme l'oracle de la conscience universelle, j'y consens; mais cette supposition est absurde; elle établit toute vérité sur la plus incompréhensible de toutes les erreurs.

Ainsi ce que je nomme le moi serait commun à tous les hommes, à toutes les intelligences? Divers seulement dans ses modifications, unique et absolu dans sa multiplicité? Mais pourquoi cet être absolu n'a-t-il point conscience de toutes les consciences qu'il embrasse? Il ignore ce qu'il contient, ce qui le modifie. Pourquoi se croit-il multiple s'il est un? Le lien de cette multiplicité où est-il? Quoi! les consciences particulières, simples modifications, auront leur unité et cette unité manquerait à la substance!

76. Quoi qu'il en soit, le panthéisme lui-même trompe les amis de la philosophie du moi; s'il légitime leurs prétentions, il ne les réalise point. Ils se proclament dieux et, partant, foyers de vérité; mais comme leur divinité ne fait, dans leur conscience, qu'une seule apparition, comme l'astre lumineux n'y montre qu'une de ses phases, leur divinité, soumise à certaines lois, se trouve hors

d'état de donner la lumière que demande la philosophie.

77. Interrogeons notre conscience; loin de prétendre à établir les lois nécessaires ou à les créer, elle les reconnaît, elle les confesse indépendantes d'elle-même. La vérité de cette proposition: « Il est impossible qu'en un même temps une même chose soit et ne soit pas, tient-elle à notre pensée? relève-t-elle de nous? Avant que ma conscience existât, cette proposition était vraie; je puis cesser d'ètre, elle restera vraie; elle est vraie lors même que je n'y songe pas. Le moi, c'est l'oeil qui voit le soleil; l'œil ne crée pas ce qu'il voit.

78. Il est encore une considération qui prouve jusqu'à l'évidence la stérilité de cette philosophie qui cherche, dans le moi, la source unique, universelle de la science humaine. Toute connaissance exige un objet. On ne conçoit point une connaissance purement subjective. Même en supposant l'identité entre le sujet et l'objet, il faut admettre une dualité de relation réelle ou conçue; c'est-à-dire, il faut que le sujet, en tant que connu, soit dans une sorte d'opposition, au moins conçue, avec le sujet en tant que connaissant. Mais .quel est l'objet dans l'acte primitif que l'on cherche? Serait-ce le non moi? La philosophie du moi rentre alors dans la voie des philosophies qu'elle attaque. Car, dans ce non moi, sont renfermées les vérités objectives. Serait-ce le moi? Demandons lequel le moi en lui-même ou dans ses actes? Si c'est le moi dans ses actes, la philosophie du moi se réduit à une ana

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