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avec les précédentes, et l'on procède ainsi synthétiquement jusqu'à ce qu'il les possède et les exerce tous. Vains efforts, jeux de l'esprit, travail ingénieux peut-être, mais inutile et propre seulement à flatter l'orgueil humain ! En réalité, on ne peut dire que la science philosophique ait fait un seul pas. Les évolutions que l'inventeur imagine ne sont point l'œuvre de la nature; or, le véritable philosophe doit examiner, non ce qui pourrait être selon sa pensée, mais ce qui est.

Condillac animant progressivement sa statue, et tirant d'une seule sensation l'ensemble des connaissances humaines, nous représente ces prêtres qui, de l'intérieur de l'idole où ils s'étaient cachés, rendaient leurs oracles trompeurs. Accordons au philosophe sensualiste toutes ses prétentions; laissons-le régler, à sa guise, la dépendance respective des sensations; son système s'écroule si vous exigez qu'il raisonne sur la sensation pure, quelque transformée qu'il la suppose. Mais réservons ces questions pour la partie de cet ouvrage où nous étudierons la nature et l'origine des idées.

62. Pourquoi suis-je certain que la sensation suave que mon odorat éprouve vient de l'objet qui s'appelle une rose? Parce que mes souvenirs l'attestent; parce que le tact et la vue confirment le témoignage de l'odorat. Mais comment puis-je savoir que ces sensations sont quelque chose de plus que des impressions purement subjectives? Pourquoi ne croirais-je point qu'elles viennent d'une cause quelconque, sans rc

lation avec les objets extérieurs? Sera-ce en vertu du témoignage des hommes? Mais l'existence des témoins eux-mêmes m'est-elle bien démontrée? Comment, d'ailleurs, savent-ils ce qu'ils affirment? et moi-même comment sais-je que je les entends?

Les difficultés soulevées à propos de la vue, du toucher existent aussi pour l'ouïe. Si je doute du témoignage de l'un ou de plusieurs de ces sens, pourquoi ne douterais-je point du témoignage de tous les autres? Le raisonnement n'a donc rien à faire ici; ses sophismes tendent à m'inspirer un doute impossible, à me ravir une sécurité dont, malgré tout, je ne puis me défaire.

Que si j'en appelais au raisonnement pour appuyer le témoignage de la sensation, celle-ci ne serait donc plus la source première de toute vérité. Nous aurions changé le terrain de la discussion.

63. Il résulte de ce qui précède : 1° qu'il n'existe point de sensation où les autres puisent leur certitude; je me suis contenté de l'indiquer ici, me réservant de le démontrer au traité des sensations; 2° que cette sensation première, alors même qu'elle existât, serait impuissante à rien fonder dans l'ordre intellectuel, la sensation étant profondément distincte de la pensée; 3° que les sensations, loin d'être la base de la science trascendantale, ne peuvent, par elles seules, fonder aucune science. Comment, d'un fait contingent, faire sortir des vérités nécessaires 1?

1 Voyez la note V à la fin du volume.

CHAPITRE VI.

Suite de la discussion sur la science transcendanInsuffisance des vérités réelles.

tale.

64. Il était bon d'écarter de notre route le système de Condillac, non qu'il ait une valeur intrinsèque ou qu'il soit en honneur aujourd'hui, mais pour déblayer le terrain et préparer un champ libre à des études plus élevées. Ce système, aussi présomptueux que stérile, discréditait la philosophie. Les côtés les plus sublimes de la science de l'esprit s'évanouissent dans l'homme statue et dans les sensations transformées. Mettre hors de cause de telles erreurs, c'est venger les droits de la raison humaine. Ainsi, pour préparer une voie large et sûre, on comble les fondrières et l'on enlève les broussailles et les ronces qui gènent le passage.

65. Nous voulons prouver que dans l'ordre intellectuel humain, durant cette vie, il n'est aucun principe source de toutes les vérités, parce qu'il n'est point de vérité, appartenant à cet ordre, qui embrasse toutes les autres.

Les vérités sont de deux sortes: réelles ou idéales. J'appelle vérités réelles les faits, ou ce qui existe; vérités idéales, l'enchaînement nécessaire des idées. Une vérité réelle se peut exprimer par le verbe être

pris substantivement, ou du moins elle suppose une proposition où le verbe soit employé dans ce sens : une vérité idéale s'exprime par le même verbe pris dans le sens copulatif, en tant qu'il désigne le rapport nécessaire de l'attribut avec le sujet, abstraction faite de l'existence de l'un et de l'autre : Je suis, c'est-àdire J'existe; voilà une vérité réelle, un fait. Ce qui pense existe, voilà une vérité idéale, puisqu'on n'affirme pas qu'il y ait quelqu'un qui pense ou qui existe en d'autres termes, puisqu'on affirme un rapport entre la pensée et l'être. Aux vérités réelles correspond le monde réel, le monde des existences; aux vérités idéales, le monde logique, celui des possibilités.

Quelquefois le verbe Être se prend copulativement, bien que le rapport qu'il exprime ne soit pas nécessaire: par exemple, dans toute proposition contingente, ou lorsque l'attribut n'appartient pas à l'essence même du sujet. Quelquefois la nécessité est conditionnelle, c'est-à-dire qu'elle suppose un fait; et dans ce cas il n'y pas nécessité absolue, puisque le fait supposé est toujours contingent. Par vérités idéales, j'entends ces vérités qui expriment un rapport absolument nécessaire, abstraction faite de l'existence. Et je comprends, au contraire, parmi les vérités réelles toutes celles qui supposent une proposition établissant un fait. A cet ordre appartiennent les sciences naturelles, car elles supposent toutes quelque fait obje de l'observation.

66. Nulle vérité réelle finie ne peut être la source

de toutes les autres. La vérité, dans ce cas, est l'expression d'un fait particulier, contingent, et parce la même elle ne saurait contenir en soi le monde des existences, c'est-à-dire le reste des vérités réelles, ou même les vérités idéales qui tiennent aux rapports nécessaires, dans l'ordre du possible.

67. Si notre intelligence avait l'intuition de l'existence infinie, nous connaîtrions une vérité réelle, principe de toute vérité. Mais cette existence infinie ne nous est connue que par le raisonnement. La vue intuitive de Dieu est réservée à une vie supérieure; il suit de là que le fait de cette existence, raison de toutes les autres, se dérobe à nous. Que dis-je? même après que nous nous sommes élevés par le raisonnement à cette connaissance, nous ne pouvons expliquer, de ce point de vue, l'existence du fini par celle de l'infini. En effet, si nous faisons abstraction de l'existence du fini, le raisonnement à l'aide duquel nous nous étions élevés jusqu'à la connaissance de l'infini s'évanouit, et avec lui l'édifice tout entier de notre science. Donnez à un homme, au moyen du raisonnement, une démonstration de l'existence de Dieu, et demandez-lui, qu'abandonnant le point de départ et s'appuyant sur l'idée seule de l'infini, il explique non-seulement la possibilité mais la réalité de la création; c'est lui demander l'impossible. Le fini est la base de son raisonnement; enlevez cette base, tout s'écroule. L'architecte qui vient d'élever dans les airs une coupole hardie, l'y soutiendra-t-il en la privant de ses fondements?

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