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notre cœur est agité, dans la soif des jouissances qui nous tourmente, nous trouvons la preuve que tout ne se termine pas ici-bas et que notre âme est faite pour la possession d'un bien refusé à notre vie mortelle.

51. Cette unité que nous avons observée dans la gradation harmonique des êtres, dans l'enchaineinent des sciences, nous la retrouvons encore en comparant l'homme à l'homme, en étudiant le don par excellence de l'esprit humain le génie! Les esprits marqués de ce sceau se distinguent par l'unité et l'étendue. Ont-ils à traiter une question difficile, ils la simplifient, ils l'aplanissent en la voyant de haut, en s'établissant dans une idée principale qui rayonne sur toutes les autres. Veulent-ils résoudre un sophisme, ils portent le fer à la racine et d'un mot détruisent l'illusion. Que s'ils emploient la synthèse, discernant sans hésitation le principe fondamental, ils indiquent d'un trait le chemin qui doit conduire au résultat; dans l'analyse, ils se placent d'instinct au point de départ; ils saisissent le ressort caché; ils nous ouvrent l'objet, pour ainsi dire, et nous en révèlent les mystères les plus obscurs. Que s'il s'agit d'une découverte, tandis que le vulgaire hésite et tâtonne, l'homme de génie frappe du pied le sol et dit : « Le trésor est là ! » Pas de longs raisonnements, pas de détours superflus des pensées, en petit nombre, mais fécondes; peu de paroles, mais dans chacune d'elles une perle enchâsséc.

52. Oui, dans l'ordre intellectuel, il existe une vé

rité, principe de toutes les vérités, une idée qui embrasse toutes les idées; ainsi nous l'enseigne la philosophie; ainsi nous le révèlent les efforts, les tendances naturelles, instinctives de toute intelligence vers la simplification et l'unité; ainsi le proclame le sens commun; oui, un entendement est d'autant plus noble et plus élevé qu'il est plus vaste et plus un'.

CHAPITRE V.

La science transcendantale n'existe pas dans l'ordre intellectuel humain. Elle ne peut venir des sens.

53. L'ordre intellectuel humain ne présente point, ici-bas, de vérité première de laquelle toutes les autres dérivent. Les philosophes ont cherché en vain cette vérité; ils ne l'ont point trouvée, parce qu'il était impossible de la trouver. Où serait-elle, en effet? 54. Viendrait-elle des sens?

Les sensations sont aussi diverses que les objets qui les causent; nous leur devons la connaissance de certaines individualités matérielles; mais ce n'est point dans ces individualités ou dans les sensations qu'elles produisent, que se peut trouver la vérité, source de toutes les autres.

55. Un bruit arrive à notre oreille, un objet frappe notre vue, un parfum éveille notre odorat, une saveur

Voyez la note IV à la fin du volume.

notre goût, un corps affecte vivement le sens du toucher; nous attribuons à chacune de ces impressions une certitude égale, n'importe l'organe qui les produit. La sensation peut avoir des degrés, la certitude de la sensation n'en a pas; il en est ainsi de la correspondance de la sensation avec son objet externe; cette correspondance est aussi certaine pour la vision qu'elle l'est pour l'odorat ou pour tout autre sens.

Donc, il n'existe point de sensation, origine de certitude pour toutes les autres. Le commun des hommes n'affirme que par cette raison : « Je sens ainsi. » Les phénomènes que l'on a observés après l'opération de la cataracte prouvent, il est vrai, qu'une simple sensation ne suffit pas toujours à l'appréciation vraie de l'objet senti, et que les sens se prêtent un secours mutuel; mais ce fait n'assigne à aucun d'eux la prééminence. Si, pour se former une idée vraie des grandeurs et des distances, au moment où ses yeux s'ouvrent à la lumière, l'aveugle de naissance a besoin du secours du tact, nul doute qu'un homme en qui se développerait, pour la première fois, le sens du toucher, ne dût pareillement s'aider de la vue, jusqu'à ce qu'il eût appris à fixer les rapports de la sensation avec l'objet, et par la sensation à connaître les propriétés de cet objet même.

56. L'aveugle de Cheselden ne distingua point d'abord, de l'organe de la vision qu'il venait de recouvrer, les objets extérieurs; mais ce fait célèbre est contredit par d'autres faits qui conduisent à des

résultats directement opposés. La jeune fille opérée de la cataracte par Jean Janin, et d'autres aveugles de naissance auxquels le professeur Louis de Gregori a rendu la vue, firent cette distinction sur-lechamp; ainsi le rapporte Rosmini. (Essai sur l'origine des idées, §. 5, ch. 472, p. 268.) Toutefois, il donne la préférence au fait de Cheselden, qu'il dit avoir été renouvelé en Italie par le professeur Jacques de Pavie, avec les mêmes résultats.

57. Par quel moyen l'action combinée des sens nous met-elle en état d'apprécier la réalité objective? Je ne le saurais dire. Le développement de nos facultés intellectuelles et sensitives se trouve accompli avant que nous ayons appris à réfléchir. Ainsi, nous sommes certains de l'existence et des propriétés des choses, sans avoir pensé à la certitude et encore moins aux moyens de l'acquérir.

58. Mais supposons qu'il nous soit possible de soumettre à notre examen les sensations elles-mêmes, en tant que sensations, et les rapports des sensations avec les objets, abstraction faite de la certitude acquise, et en agissant comme si nous cherchions à l'acquérir; trouverons-nous une sensation qui puisse servir de point d'appui à la certitude de toutes les autres? Non. Les difficultés que présentent celles-ci se retrouveraient tout entières dans celle-là.

59. Comment, par exemple, fixer les rapports du sens de la vue avec celui du toucher, et déterminer jusqu'à quel point ils dépendent l'un de l'autre? Ces

questions viendront plus tard; je m'abstiendrai de les traiter ici. Elles méritent mieux qu'une discussion incidente.

60. Que gagnerait la science à constater que la certitude de toutes les sensations relève, philosophiquement parlant, d'une seule? Toute sensation est un fait individuel contingent; comment, de là, nous élever aux vérités nécessaires? A quelque point de vue qu'on la considère, la sensation n'est que l'impression reçue par le ministère des organes. Nous sommes sûrs de l'impression parce qu'elle est intimement présente à notre âme; quant à ses relations avec l'objet qui la produit, nous en demandons la certitude à la réitération de la sensation, ou même à des sensations nouvelles, soit du même organe, soit de plusieurs organes différents; mais tout cela, d'instinct, sans réflexion, condamnés que nous sommes à voir notre intelligence se briser contre ce grain de sable que la nature a posé pour limite à l'orgueil de notre raison.

61. Ainsi, loin de nous révèler un fait primitif, pouvant servir de fondement à une certitude philosophique, les sensations se présentent à nous comme une suite de faits particuliers, parfaitement distincts, mais semblables, mais égaux quant à la sécurité qu'ils produisent, sécurité qui prend le nom de certitude. On décompose l'homme; on le réduit à l'état de machine; puis on lui donne un sens à l'aide duquel il perçoit certaines sensations; puis un autre, de telle sorte qu'il combine ses sensations nouvelles

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